Avec son adaptation du roman de Jean Giono, Que ma joie demeure, la metteuse en scène éblouit le public du Festival d’Avignon. Portée par six excellents comédiens, sa balade théâtrale au petit matin, où les Hommes et la Nature s’unissent pour ne faire qu’un, frappe les esprits autant qu’elle touche les coeurs.
Elle se mérite, cette image, qui rejoint en une fraction de seconde la collection des plus belles scènes que nous ayons eu à vivre cette saison – et peut-être même davantage. Alors que le soleil, au loin, tente avec ses timides rayons de faire basculer le monde dans un jour nouveau, cinq silhouettes apparaissent à l’horizon, au fond d’un champ d’herbes folles. Dans un silence de cathédrale, tout juste perturbé par le chant discret du coq et le doux murmure de quelques cigales matinales, elles s’extraient du bois voisin, s’approchent à grandes enjambées, et les couleurs vives de leurs habits ne tardent pas à se détacher du paysage, encore ankylosé dans la pâleur inhérente aux lueurs de l’aube. On les observe, bientôt, s’adonner à des allers-retours en cadence et on devine, alors, l’objet de leur présence : avec l’opiniâtreté de celles et ceux qui n’ont pas d’autres choix, ces femmes et ces hommes labourent la terre et creusent des sillons pour préparer les prochains semis. Un, puis deux, puis trois, puis quatre, puis cinq, comme autant de ponts entre la nature et le théâtre, entre Jean Giono et les spectateurs, entre Jourdan et Bobi, le héros de Que ma joie demeure, qui s’invite dans cet univers paysan un peu trop bien réglé.
« Le temps presse », lance cet étranger avec aplomb, comme s’il avait déjà diagnostiqué l’urgence de la situation de ce monde au bord de l’asphyxie ; « le temps ne presse pas », lui répond Jourdan, comme s’il lui laissait toute la latitude nécessaire pour leur venir en aide. Car, sur le plateau Grémone, l’heure n’est plus à la fête depuis bien longtemps. Harassés par leur dur labeur quotidien, menacés par la lèpre et l’industrialisation galopante, moralement exsangues, ces agriculteurs d’un autre temps, celui des années 1930, n’ont quasiment plus le coeur à vivre. Sa fraîcheur en bandoulière, Bobi leur propose alors un projet déconcertant de simplicité, et a priori emprunt de naïveté : renouer avec la joie. Non pas par la puissance du langage, non pas grâce aux bienfaits de l’oisiveté, mais en réenvisageant leur rapport à la Nature, devenue, à leurs yeux, un moyen bien plus qu’une fin, dont ils tirent plus de richesse matérielle que de nourriture spirituelle. Dans le sillage de Jourdan, transformé en premier disciple de son entreprise, Bobi part à la rencontre de celles et ceux qui peuplent et cultivent cette terre. Pas à pas, il répare leurs corps, décille leurs regards et console leurs âmes, et tous décident alors de semer des pervenches et des narcisses à la place du blé, d’utiliser le grain pour attirer les oiseaux, d’apprivoiser un cerf, redevenu lui-même joyeux, d’acheter de jolis moutons ou de charmer des biches pour faire grandir la famille animale, rendue à sa liberté.
Cette quête de la joie, qui ne tarde pas à faire tourner les têtes, Clara Hédouin s’en sert comme d’un magnifique fil rouge pour orchestrer une balade théâtrale qui, dans le cadre du Festival d’Avignon, se déroule sur les hauteurs du village de Barbentane. Avec l’aide de Romain de Becdelièvre, la metteuse en scène, qui avait déjà adapté Les Trois Mousquetaires en plein air, scinde le roman de Jean Giono en dix tableaux, accompagnés d’un interlude et d’un épilogue, et entrecoupés de temps de marche compris entre 3 et 20 minutes. Contrairement à d’autres, ce projet – dont il faut souligner l’organisation d’une fluidité remarquable grâce au travail des équipes techniques et d’accueil du Festival d’Avignon – n’a rien d’une coquetterie, tant l’oeuvre d’origine est intimement liée à la nature, transformée, grâce à l’audace et au talent de la jeune artiste, en paysage théâtral, le plus souvent à couper le souffle. De petites clairières en champs immenses, de sentiers balisés en chemins gentiment escarpés, de l’odeur du thym à celle du pin, elle s’impose dans toute sa splendeur, sa richesse et sa complexité comme un cadre privilégié auquel la randonnée permet de se reconnecter et avec lequel Clara Hédouin ne cesse de jouer. Sélectionnés avec le plus grand soin, les différents espaces de jeu alternent gros plan et grand angle, proximité et distance, intimité et collégialité. Avec, toujours, cette douceur enivrante et ce soucis de l’autre dévorant qui innervent l’entreprise de Bobi, dont la conviction profonde précipite parfois au bord des larmes.
Car, en même temps que les éléments naturels convoqués par le simple et enfantin pouvoir d’évocation du théâtre, Clara Hédouin réactive, avec finesse et doigté, le sublime lyrisme de Jean Giono qui, dans sa façon de jaillir à la manière d’un chevreuil qui sortirait subitement des fourrés, entre en communion avec la Nature et parvient à frapper au coeur. Loin de se laisser piéger par le côté très descriptif du roman, mais sans pour autant s’en départir complètement, la metteuse en scène évolue sur une subtile ligne de crête et offre à ses six excellents comédiens une nourriture théâtrale à la fois sensible et motrice. À la seule force de leur jeu, et de leur énergie débordante, Jade Fortineau, Pierre Giafferi, Hector Manuel, Clara Mayer, Hatice Ozer et Mickael Pinelli parviennent tous, et chacun à leur endroit, à conférer un relief attrayant à leurs personnages, jusqu’à susciter à leur égard un attachement des plus profonds. Moins qu’à une actualisation en règle de l’oeuvre de Giono, y compris lors de la diffusion des témoignages de paysans de notre temps, Clara Hédouin et sa troupe font le pari de l’universel, à la manière de Bobi qui, dans une ultime tentative, s’élance : « Il faut se souvenir que la confiance c’est déjà de la joie, l’espérance que ce sera tout à l’heure, l’espérance que ce sera demain, que ça va arriver, que c’est là, que ça nous touche, que ça attend, que ça se gonfle, que ça va crever tout à coup, que ça va couler dans notre bouche, que ça va nous faire boire, qu’on n’aura plus soif, qu’on n’aura plus mal, qu’on va aimer. » Comme un legs qui, dépasse, de très loin, les contreforts de Manosque, et propulse l’une des formes du théâtre de demain.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Que ma joie demeure
Texte Jean Giono
Adaptation Romain de Becdelièvre, Clara Hédouin
Mise en scène Clara Hédouin
Avec Jade Fortineau (en alternance avec Clara Hédouin), Pierre Giafferi, Hector Manuel, Clara Mayer, Hatice Ozer, Mickael Pinelli
Costumes Nelly Geyres, Anna Rinzo
Régie André Neri, Franck GélieProduction Manger le soleil, Collectif 49701
Coproduction Festival Paris l’été, Le Sillon Scène conventionnée (Clermont-l’Hérault), TNP Villeurbanne, Communauté de communes du Haut-Lignon, Festival Les Tombées de la Nuit (Rennes), Le Channel Scène nationale de Calais, L’Estive Scène nationale de Foix et d’Ariège, Pronomade(s) en Haute-Garonne Centre national des arts de la rue et de l’espace public, Théâtre de Villefranche-sur-Saône, L’Usine, Centre national des arts de la rue et de l’espace public Tournefeuille Toulouse Métropole
Avec le soutien de la Drac Auvergne Rhône-Alpes
Avec le concours de la ville de Barbentane
Avec l’aide de l’Aria (Corse)Durée : 6h (entracte compris)
Festival d’Avignon 2023
Barbentane
du 17 au 24 juillet, à 6hThéâtre Nanterre-Amandiers
Recréation sur le site de Port Royal des Champs dans les Yvelines
les 13 et 14 avril 2024Le Channel, Scène nationale de Calais
Recréation sur la côte d’Opale
les 18 et 19 maiLa Garance, Scène nationale de Cavaillon
Recréation dans le cadre du Festival Confit
les 25 et 26 maiScène nationale Grand Narbonne
les 1er et 2 juinLe Carreau, Scène nationale de Forbach / Nest CDN Transfrontalier de Thionville Grand Est
Recréation au Lycée Agricole de Courcelles-Chaussy
les 22 et 23 juinLa Ferme du Buisson, dans le cadre du Festival Par Has’ART
Recréation dans l’agglomération Paris-Vallée de la Marne
les 6 et 7 juillet
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