Au Théâtre de la Ville, le dramaturge et metteur en scène tente de traduire les bouleversements provoqués par le sentiment amoureux, sans parvenir à renouer avec la puissance d’Une femme se déplace.
Dans l’Italie de la fin du XVIIe siècle, L’Orontea a fait chavirer bien des cœurs et des esprits. Aujourd’hui largement tombé en désuétude, mais puissamment populaire à l’époque, cet opéra baroque de Pietro Antonio Cesti orchestre une cavalcade amoureuse où, entre deux travestissements et autres faux-semblants, le désir semble avoir pris le pas sur la raison, où les sentiments, violemment fluctuants, s’imposent comme les seuls guides d’une intrigue pour le moins emberlificotée. Cette oeuvre vénitienne en diable dans sa façon de mélanger les genres, David Lescot l’a prise, tout à la fois, comme point de départ, source d’inspiration et moteur de son propre manège, La Force qui ravage tout. L’Orontea, et plus précisément l’air de Silandra « Addio Corrindo », où la courtisane passe en un éclair d’un amant au suivant, devient sous sa houlette, dans une dynamique toute stendhalienne, l’étincelle culturelle qui met le feu aux poudres intimes et bouleverse, sans qu’ils le comprennent vraiment, l’existence des spectateurs en présence.
En franchissant les portes de l’opéra au rythme du fameux « T’en as pensé quoi ? », Ludivine, Mona, Anatole, Tobias et consorts ne s’attendaient sans doute pas à vivre un tel chambardement. Chacune et chacun a sa trajectoire, le plus souvent conçue en tandem, que l’œuvre de Pietro Antonio Cesti vient percuter, d’une façon ou d’une autre. Tandis que Clyde roucoule avec sa fiancée Ludivine, sa rivale politique, Mona, stressée par le projet de loi qu’elle doit défendre, le lendemain de la représentation, au Parlement européen, a noué une alliance tactique avec son compagnon, Cyriaque, qui lui sert d’homme de l’ombre fortuné. En parallèle, le couple d’Antonia et de Tobias, tout comme celui d’Iris et d’Anatole, parait avoir du plomb dans l’aile. Alors que les visions diamétralement opposées des seconds au sujet de l’opéra baroque fissurent leur union, la première s’identifie aux figures qu’elle vient de voir et décide de s’émanciper de son partenaire, adepte des magouilles en tous genres. Tel un loup solitaire rôdant entre ces multiples duos, Anandré cherche, quant à lui, à retrouver Elohim, son amant contre-ténor, qui tenait ce soir-là le rôle de Silandra, le personnage le plus inconstant de L’Orontea. Au restaurant, puis à l’hôtel, où ils se suivent dans un seul et même mouvement, tous vont voir leurs fondations sentimentales, voire existentielles, remises en cause et en perspective.
À ces cheminements individuels qui se superposent, et parfois s’entrecroisent, David Lescot offre une dimension chorale qui a les faiblesses de sa force. Capable de conférer un rythme naturel à la pièce dans sa manière d’enchevêtrer et de faire se répondre les existences, elle tend à écraser les trajectoires de chacune et de chacun, à les rendre squelettiques, pour ne pas dire anecdotiques, et à les sacrifier sur l’autel d’une dynamique de groupe qui multiplie, jusqu’à l’excès, les entrées. Les sujets et enjeux dont les personnages sont dépositaires – la corruption, les malversations comme modus vivendi, la langueur du quotidien amoureux, les moteurs d’une carrière politique… – sont tout juste esquissés, mais jamais traités en profondeur, avec une légèreté empreinte d’une grande naïveté. Surtout, le côté théâtre musical, qui aurait pu venir pimenter, et soutenir, une langue assez pauvre, s’enferme dans un style, à mi-chemin entre la pop, le jazz, la soul et le spoken word, qui, à l’écoute, paraît largement monochrome et ne réussit pas à transcender le texte. Fruit de cet assemblage, l’ensemble s’enferme alors dans une routine qui donne rapidement l’impression de ronronner, de manquer d’audace, de folie, d’humour, et de s’étirer en longueur.
Reste que, en fin connaisseur de ce genre qu’il affectionne – La Chose commune, Une femme se déplace –, David Lescot fait montre d’une réelle maîtrise de la scène. Épaulé par la scénographe Alwyne de Dardel et par la chorégraphe Glysleïn Lefever, il parvient à enchaîner ses tableaux avec une fluidité remarquable et à donner à ses comédiennes et comédiens l’envie de croquer le plateau à pleines dents. Malgré une direction d’acteurs un peu empruntée, tous mettent leurs partitions individuelles au service du collectif, et satisfont sans mal au soucis du détail de leur metteur en scène. Dans leurs attitudes, dans leurs mimiques, dans leur façon de se synchroniser ou de se désynchroniser, ils en disent souvent plus long que le texte lui-même, et parviennent à redonner des couleurs à leurs personnages respectifs. Las, il en faudrait bien plus pour que ces spectateurs d’un soir décoiffent leurs spectateurs d’un soir, et fassent souffler sur leurs visages, et dans leurs coeurs, le vent ravageur du sentiment amoureux.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
La Force qui ravage tout
Texte, mise en scène et musique David Lescot
Avec Candice Bouchet, Elise Caron, Pauline Collin, Ludmilla Dabo, Marie Desgranges, Matthias Girbig, Alix Kuentz, David Lescot en alternance avec Yannick Morzelle, Emma Liégeois, Antoine Sarrazin, Jacques Verzier, et les musiciens Anthony Capelli, Fabien Moryoussef, Philippe Thibault, Ronan Yvon
Assistant à la mise en scène Aurélien Hamard Padis
Chorégraphie Glysleïn Lefever assistée de Rafaël Linares Torres
Direction musicale Anthony Capelli
Scénographie Alwyne de Dardel assistée de Claire Gringore
Assistante accessoires Inês Mota
Costumes Mariane Delayre
Perruques Catherine Saint Sever
Lumières Matthieu Durbec
Son Alex BorgiaProduction Compagnie du Kaïros
Coproduction Théâtre de la Ville – Paris ; Centre dramatique national de Tours – Théâtre Olympia ; Château Rouge, scène conventionnée d’Annemasse ; L’Archipel – scène nationale de Perpignan ; Créteil – Maison des Arts ; Théâtre de Cornouaille, scène nationale de Quimper ; Théâtre Molière, Sète, scène nationale archipel de Thau ; Théâtre de Rungis
Accueil en résidence Théâtre de Rungis ; Créteil – Maison des Arts ; La Ferme du Buisson, scène nationale de Marne-la-Vallée
Avec le soutien du dispositif d’insertion professionnelle de l’ENSATT, du département du Val-de-Marne et de la SPEDIDAM.La Compagnie du Kaïros est conventionnée par le Ministère de la Culture – DRAC Île-de-France et David Lescot est artiste associé au Théâtre de la Ville-Paris.
Durée : 2 heures
Théâtre de la Ville – Espace Cardin, Paris
du 14 au 27 janvier 2023Théâtre Olympia, CDN de Tours
du 1er au 4 févrierChâteau Rouge, scène conventionnée d’Annemasse
les 28 février et 1er marsThéâtre de Rungis
le 10 marsL’Archipel, scène nationale de Perpignan
les 16 et 17 marsMAC, Maison des Arts de Créteil
du 25 au 27 maiThéâtre de Cornouaille, scène nationale de Quimper
le 8 juin
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