Au Théâtre de la Tempête, le metteur en scène livre une adaptation convaincante de la pièce de l’autrice britannique, où le minimalisme de façade n’a d’égal que l’extrême précision d’une langue percutante.
Murs d’une blancheur immaculée, moquette rase un peu terne, mobilier sans âme, lumières blafardes qui s’allument automatiquement lorsqu’elles détectent un individu… Le décorum imaginé par le scénographe Mathieu Lorry-Dupuy a la fadeur de ces open spaces ultra-modernes où, sous couvert de design épuré, tout est conçu pour être le plus neutre et le plus pragmatique possible, sans autre forme de procès. Avec sa climatisation dysfonctionnelle, commandée à partir d’une tablette numérique, et sa fontaine à eau qui carbure encore aux gobelets en plastique, malgré des velléités écologiques, l’espace a une allure volontiers austère, déshumanisée, à l’image des employés et de l’organisation qui l’habitent. Dans cet endroit aseptisé, où tout semble répondre à une série de protocoles comme autant de carcans, où tout paraît réglé comme du papier à musique, où le recours aux verres en verre doit être décidé en réunion, ne subsiste qu’une seule et unique once d’humanité, un tremblement, celui qui agite la main de cette femme qui, en même temps que ses deux hôtes du jour, pénètre dans la pièce.
À les voir se comporter, on comprend bien vite que « Une », « Deux » et « Trois », tel que les a prénommés debbie tucker green, se connaissent déjà, qu’en dépit des salamalecs de rigueur, ils n’en sont plus au stade des présentations et qu’ils ont, par le passé, eu affaire ensemble. Avec leur allure de robots cadenassés dans leur cadre procédurale, « Une » et « Deux » sont là pour avancer et souhaitent connaître la « décision » de leur « cliente », « Trois », qu’ils accueillent sur un mode mi-gêné, mi-obséquieux. Entre eux, l’ambiance n’est pas au beau fixe, et la démarche, tout comme le langage, des deux hôtes apparaissent dramatiquement hésitants. Visiblement fébrile, « Trois » est en réalité une victime, une femme psychologiquement détruite, qui se présente seule alors que tout semble s’effondrer dans sa vie. À l’entendre, son mari et ses deux enfants sont, eux aussi, traumatisés, tandis que leur entourage ne comprend pas qu’ils ne remontent pas la pente et s’éloigne irrémédiablement. Du drame qu’ils ont vécu, debbie tucker green ne dira rien, ou si peu, mais l’on peut, par esprit de déduction, émettre l’hypothèse qu’il s’agit d’un cambriolage ultra-violent, peut-être suivi d’une séquestration, d’un home-jacking, ou d’une prise d’otages. Tandis que la femme, venue pour régler ses comptes, tance et malmène ses deux hôtes, eux ont, de leur côté, une « évolution » à porter à sa connaissance, de celles qui pourraient éventuellement influencer la « décision » qu’elle a à prendre : son agresseur lui a écrit une lettre qu’elle doit choisir, ou non, de lire.
Encore peu monté en France, le théâtre de debbie tucker green repose sur une écriture ciselée à l’extrême, dont Cédric Gourmelon s’empare de la plus simple des manières pour lui donner l’ampleur et la profondeur qu’elle mérite. Car, entre ces trois individus, tout n’est, en définitive, qu’une affaire de langage. Alors que celui des deux employés ne cesse d’achopper, que l’une comme l’autre peinent à finir leurs phrases, qu’ils se réfugient dans des termes piochés dans une novlangue d’une neutralité froide comme la pierre et d’une substance toute relative, la victime, une femme noire comme l’impose le texte de l’autrice britannique, utilise la puissance de feu de la parole pour tout fracturer. Fracturer cette bienséance de façade qui masque mal un manque d’humanité, fracturer un système judiciaire du futur, organisé par une entreprise privée et fondé sur une contractualisation à ce point neutre qu’elle échoue à produire toute réparation et ferait regretter le temps de la justice imparfaite des Hommes par les Hommes et pour les Hommes, fracturer cette absence totale d’empathie dont font preuve les deux hôtes protégés et enfermés dans leur protocole. Par le poids des mots qu’elle choisit finement, précisément, à l’inverse de ceux fourre-tout de ses interlocuteurs qu’elle se plaît à interroger pour mieux les remettre en cause, « Trois » inverse le rapport de forces, celui qu’en tant que femme noire elle devrait, en théorie, se contenter de subir.
En refusant leurs charitables offrandes, en tentant de percer la carapace intime de ses hôtes, elle fait preuve d’une résistance farouche et mène un combat qui, en même temps que le système ultra-libéral qu’il vise, remet l’humanité sur la table des négociations. Dans une société où la responsabilité individuelle serait devenue, jusqu’à l’absurde, la pierre angulaire de tout, y compris de la justice, elle lutte pour que sa douleur, sa singularité, mais aussi son individualité, soient reconnues, pour que le drame qui a détruit sa vie ne soit pas réduit à une série de cases à cocher, de formulaires à remplir, de signatures et autres tampons à apposer sur des feuilles de papier. Grâce à la force de la langue de debbie tucker green, mais aussi de ses silences hautement signifiants, elle se retrouve puissamment armée pour restaurer son honneur, faire entendre sa voix et donner des coups de boutoir dans cette machine judiciaire devenue infernale. Ce combat à fleurets pas si mouchetés, Laetitia Lalle Bi Benie le mène d’une main de maître, grâce à la puissance de son jeu, qui traduit le feu intérieur de « Trois » et fait d’elle le moteur essentiel de ce trio. Face à elle, Frédérique Loliée et Quentin Raymond s’avèrent sans doute moins convaincants aux commandes d’une partition plus délicate dans le chevauchement des répliques qu’elle impose, mais profitent, malgré tout, de la mise en scène de Cédric Gourmelon. À dessein minimaliste, elle fait de la direction d’actrices et d’acteurs la clef de voûte du spectacle et place le texte de debbie tucker green au centre de tout. Comme si, pour être efficacement délivré, l’uppercut devrait être décoché dans son plus simple appareil.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
corde.raide
Texte debbie tucker green
Traduction Emmanuel Gaillot, Blandine Pélissier, Kelly Rivière
Mise en scène Cédric Gourmelon
Avec Laetitia Lalle Bi Benie, Frédérique Loliée, Quentin Raymond
Scénographie Mathieu Lorry-Dupuy
Son Julien Lamorille
Lumières Erwan Orhon
Costumes Cidalia Da Costa
Régie générale M’hammed MarzoukProduction Comédie de Béthune – Centre dramatique national Hauts-de-France
Avec le soutien du fonds d’insertion pour jeunes comédiens de l’ESAD/PSPBB
En coréalisation avec le Théâtre de la Tempêtehang (corde.raide) a été créé au Royal Court Theatre à Londres le 11 juin 2015. Le texte a été lauréat du prix domaine étranger des Journées de Lyon des Auteurs de Théâtre 2019 et publié aux éditions Théâtrales. La pièce est représentée en France par Séverine Magois, en accord avec The Agency, Londres.
Durée : 1h15
Théâtre de la Tempête, Paris
du 19 avril au 5 mai 2024TnBA, Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine
du 14 au 17 mai
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