Au Festival d’Avignon, Anne Théron sous-exploite la réécriture de Tiago Rodrigues qui, au long d’un geste spectral et métathéâtral, redonne aux Hommes, et aux personnages raciniens, les clefs de leur destinée qu’ils avaient lâchement confiées aux Dieux.
Immergés dans ce clair-obscur qu’affectionnent les purgatoires, ils surgissent tels des fantômes recrachés par les flots mémoriaux. Leurs contours sont aussi flous que leur démarche est hésitante, et leur identité incertaine. Convoquées par un murmure qui ne tarde pas à se transformer en brouhaha, ces figures spectrales reprennent peu à peu forme humaine pour donner à voir leurs vrais visages, ceux d’Agamemnon, Clytemnestre, Iphigénie et consorts. Exhumés du fond des âges littéraires par un Choeur de femmes, ils ne sont pas revenus sur les rives de l’Egée pour rejouer, une nouvelle fois, leur histoire, mais plutôt pour l’interroger, livrer leurs points de vue, confronter leurs souvenirs et en découdre, enfin, avec un passé qui ne passe pas, comme pour mieux s’en libérer. Tricotée par Tiago Rodrigues, et mise en scène par Anne Théron en ouverture du 76e Festival d’Avignon, cette réécriture d’Iphigénie ne cherche jamais, et c’est là sa subtile beauté, à déjouer la tragédie ou à établir une vérité. Elle s’attache plutôt à ouvrir le champ des possibles et à remonter la chaîne de responsabilité qui conduira au drame que l’on connait : le sacrifice d’Iphigénie, envoyée à la mort par son père Agamemnon, pour permettre au vent de souffler à nouveau dans le port d’Aulis et donner aux armées grecques l’occasion de fondre sur Troie.
Délivrés de l’hypothèse facile de l’injonction divine – balayée d’un revers de main par le roi de Mycènes qui déclare : « Les dieux sont des histoires que l’on raconte aux Grecs pour justifier ce qu’ils ne comprendraient pas autrement » –, les humains reprennent alors les commandes de leur destinée. Effrayés par le vertige d’un libre-arbitre retrouvé, ils font face à leurs turpitudes autant qu’à leurs tourments. Par la réactivation de leurs souvenirs, ils auscultent les raisons de l’impasse, examinent les voies de sortie envisageables, pointent les moments cruciaux où l’histoire aurait pu s’inverser, mais ne cherchent jamais réellement à échapper à la fatalité, à sauver Iphigénie d’une mort qui, quoi qu’ils y fassent, apparaît inéluctable, provoquée par des causes humaines, trop humaines. Au « non » de la jeune femme qui, dans un dernier élan, se réapproprie son propre sacrifice, s’opposent, se superposent et se conjuguent le désir de Ménélas de laver son honneur et de retrouver la belle Hélène, captive possiblement consentante de Priam, le roi de Troie ; la soif de pouvoir d’Agamemnon, coincé entre les devoirs d’un roi soumis à son peuple et les envies d’un père qui souhaiterait sauver sa fille ; les intrigues d’Ulysse qui met l’armée grecque dans sa poche ; et les atermoiements d’Achille qui ne veut pas finir en dommage collatéral de la mort annoncée d’Iphigénie. A contre-courant, seule Clytemnestre propose une alternative : refusant qu’on sacrifie le vivant sur l’autel d’une idée, elle demande à Agamemnon de renoncer à être roi et lui propose de fuir avec elle et leurs enfants pour tenter d’être heureux. Impossible, semble lui répondre son époux, qui veut plutôt, en bon héros tragique, assumer son destin, et lui faire accepter la mort de leur fille.
Portée par une langue sublime et une puissance intellectuelle aussi rare que précise, la réécriture de Tiago Rodrigues convainc également dans sa façon de redonner aux femmes toute la place qu’elles méritent, en les libérant du joug des hommes et en les installant comme les seules vraies résistantes, capables de mettre toutes leurs forces dans la bataille pour tenter d’aiguiller la famille des Atrides vers un autre chemin. A l’avenant, avec ce tropisme métathéâtral qu’il affectionne tant, le dramaturge et metteur en scène portugais offre aux personnages un poids qu’on leur méconnaissait. Au lieu d’en faire les pions d’une grande lessiveuse divine prête à tous les sacrifices, ils redeviennent acteurs, et responsables, de leur récit. Et on ne peut alors que regretter que Tiago Rodrigues lui-même, pour en faire briller l’ensemble des facettes, ne se soit pas emparé – comme il l’avait fait il y a sept ans – de son propre texte. Car, à l’épreuve du plateau de l’Opéra Grand Avignon, la mise en scène maniériste, figée et statique d’Anne Théron, sans manquer de beauté et de doigté, notamment dans l’ambiance qu’elle parvient à instaurer, paraît largement sous-exploiter cette pièce qui méritait sans doute une lecture beaucoup plus fine et acérée pour délivrer toute son amplitude dramatique. Si les comédiens, à commencer par Vincent Dissez, en Agamemnon déchiré et déchirant, ont un certain relief, si les projections vidéo de Nicolas Comte enchevêtrent habilement les temporalités en alternant les images de mer plus ou moins déchaînée et les réminiscences d’événements dramatiques, les purs moments de mise en scène – la danse du Choeur, le départ d’Iphigénie pour l’autel – tombent régulièrement à plat, et peinent à faire reluire la puissance intrinsèque de ce si beau texte.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Iphigénie
Texte Tiago Rodrigues
Traduction Thomas Resendes
Mise en scène Anne Théron
Avec Carolina Amaral, Fanny Avram, João Cravo Cardoso, Alex Descas, Vincent Dissez, Mireille Herbstmeyer, Julie Moreau, Philippe Morier-Genoud, Richard Sammut
Collaboration chorégraphique Thierry Thieû Niang
Scénographie et costumes Barbara Kraft
Dramaturgie et assistanat à la mise en scène Thomas Resendes
Lumière Benoît Théron
Vidéo Nicolas Comte
Son Sophie BergerProduction Théâtre National de Strasbourg, Compagnie Les Productions Merlin
Coproduction Festival d’Avignon, Teatro Nacional São João (Porto), L’Empreinte – Scène nationale Brive-Tulle, Le Grand R – Scène nationale de La Roche-sur-Yon, Scène nationale du Sud-Aquitain (Bayonne), OARA – Office artistique de la Région Nouvelle-Aquitaine
Avec le soutien du ministère de la Culture, Aide au conventionnement et Fonds de production exceptionnel de l’Institut français dans le cadre de la Saison France-Portugal 2022 de l’OARA, et pour la 76e édition du Festival d’Avignon : Spedidam
Avec l’aide de la Mairie de Fort-Mahon-Plage et de Chantal Nicolaï pour le tournage du film, au Centre dramatique national Les Tréteaux de France pour l’accueil en résidence, et à Empty Mass pour la mise à disposition de guitares traitées.La compagnie Les Productions Merlin est conventionnée par l’Etat – DRAC Nouvelle-Aquitaine. Iphigénie de Tiago Rodrigues, traduction Thomas Resendes, est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs dans le recueil Iphigénie, Agamemnon, Electre.
Durée : 1h35
Festival d’Avignon 2022
Opéra Grand Avignon
du 7 juillet 2022 au 13 juillet 2022Théâtre National de Strasbourg
du 13 au 22 octobreThéâtre du Passage, Neuchâtel (Suisse)
le 27 octobreThéâtre des Salins, Scène nationale de Martigues
le 8 novembreLe Moulin du Roc, Scène nationale de Niort
le 17 novembreScène nationale du Sud-Aquitain, Bayonne
les 22 et 23 novembreL’Empreinte, Scène nationale Brive-Tulle
les 1er et 2 décembreLes Célestins, Théâtre de Lyon
du 18 au 22 janvier 2023Teatro Nacional São João, Porto
les 27 et 28 janvierLe Grand R, Scène nationale de La Roche-sur-Yon
les 8 et 9 février
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