Dans le cadre de son nouveau festival Re.Génération (14 mai-23 juin 2022), le Théâtre 14 programme 72 vierges du plasticien et performeur Mehdi-Georges Lahlou. Par le geste et la parole, quatre interprètes d’horizons différents y incarnent avec force et grâce les créatures célestes éponymes. Elles en questionnent le sens, et construisent autour d’elles un univers plein de mystères.
Avec son nouveau festival Re.Génération, qui rassemble pas moins de 23 propositions, l’équipe du Théâtre 14 met en œuvre son désir de repenser le rapport du spectateur à l’œuvre, en prenant en compte nos « habitudes nouvelles » nées de l’ « assèchement de la vie culturelle pendant les périodes de confinement, de couvre-feu et de reconfinement ». L’une de ses manières consiste à faire sortir le théâtre de ses murs, en offrant à des artistes la possibilité d’investir différents lieux du 14ème arrondissement, et d’y créer des formes inédites. On a ainsi pu voir la cour de l’Oratoire de l’ancien l’Hôpital Saint-Vincent de Paul comme on ne la verra plus jamais : dans ce lieu où vient de s’achever l’aventure sociale et solidaire des Grands Voisins, et où vont commencer les travaux d’un futur écoquartier, Mathilde Delahaye a convoqué l’esprit d’Hildegarde de Bingen, bénédictine du Moyen-Âge. La chapelle Reille, non désacralisée, a par exemple accueilli un bal littéraire orchestré par Fabrice Melquiot, et les jardins de l’Hôpital Sainte-Anne des performances antigravitaires de Bastien Dausse. Le 4 juin, c’est la piscine Didot qui se fait terrain de jeu pour la chorégraphe, danseuse et écrivaine Anna Gaïotti…
Le festival Re.Génération ne déserte pas pour autant les salles : plusieurs spectacles sont programmés au Théâtre 14 et dans plusieurs lieux partenaires. Cette partie de la programmation n’est pas moins riche en surprises que celle qui met l’art au cœur de la ville. Les directeurs du Théâtre 14, Mathieu Touzé et Édouard Chapot, profitent de ce temps pour accueillir des formes qui auraient sans doute plus difficilement trouvé leur place dans le reste de leur saison. Souvent expérimentales, hybrides, ces propositions peuvent bousculer autant le spectateur que les autres. C’est le cas de 72 vierges de Mehdi-Georges Lahlou, qui se laisse approcher comme une œuvre plastique. Comme une installation s’inscrivant dans le cadre d’une série d’œuvres sur les « houri », créatures célestes citées quatre fois dans le Coran, où elles ne sont décrites que comme des « formes blanches avec des grands yeux noirs ».
Assises sur des chaises installées au milieu d’une jungle d’arbres en plastique éclairés au néon, entourées de noix de coco, les comédiennes françaises Pearl Manifold et Ghita Serraj, la chanteuse et comédienne franco-syrienne Hala Omran et la comédienne libanaise Tamara Saade incarnent ou évoquent – la place de l’interprète par rapport à son mystérieux personnage n’est jamais défini, il ne cesse de se transformer – d’abord silencieusement, calmement celles qui selon une rumeur bien répandue, notamment par Daech, attendraient au Paradis les croyants s’illustrant sur terre par leurs bonnes actions. Une voix off masculine en arabe retient toute leur attention : elles n’existent que pour ceux qu’elles doivent récompenser, les martyrs musulmans. À moins qu’elles n’existent tout simplement pas ?
Le titre choisi par Mehdi-Georges Lahlou peut nous mettre sur la voie de cette interprétation : plus qu’approximative, la traduction de « houri » par « vierge » ajoute de l’épaisseur au mystère d’êtres déjà impossibles à capturer dans la culture qui les a vues naître. Il ne faut pas attendre de réponse de la partition de gestes et de mots déployée par les quatre interprètes sur la musique de plus en plus prenante, lancinante du musicien palestinien Osloob, fondateur du groupe Katibeh 5. En nous faisant aborder la « houri » par les sens, Mehdi-Georges Lahlou en questionne le sens, et offre au spectateur toute la place pour faire son propre chemin en la matière. Fragmentaires, elliptiques, les actes réalisés au plateau ne s’appréhendent jamais d’une manière unique. Ils appellent à la mise en relation, à l’interprétation. Ils déconstruisent ainsi le mythe, sans pour autant tenter de l’expliquer ni le remplacer par un autre récit.
De cultures et de pratiques artistiques différentes, les quatre actrices-performeuses de l’installation-spectacle ont l’art de se donner entièrement tout en ne cessant de se dérober à la compréhension. En tant que groupe, elles interrogent : que peut bien réunir dans un geste, dans une attitude similaire ces quatre femmes aux langues, aux histoires, aux corps si différents ? En tant qu’individus, elles ne sont guère plus faciles à aborder. Leur sortie du silence pour une entrer dans une succession de monologues et de chants divers n’arrange pas les choses, au contraire. En mêlant une traduction en arabe de la chanson Like a virgin de Madonna – la première de l’Histoire, affirme Mehdi-Georges Lahlou dans la rencontre qui suit la représentation au Théâtre 14 –, une version en langue originale de la même chanson, des chants de la diva libanaise Fairouz, des monologues intimes, en partie improvisés ou encore des danses qui s’acheminent vers la transe, 72 vierges relie subtilement le mystère des « houri » à celui de l’humanité. En sortant de leur représentation figée, les vierges de Mehdi-Georges Lahlou se voient dotées d’une identité complexe, en mouvement permanent.
En donnant une voix aux « houri » – là aussi, il s’agirait d’une première fois –, le plasticien et performeur leur donne la capacité d’écrire elles-mêmes leur histoire, jusque-là entièrement écrites pour elles. En cherchant davantage à obtenir une qualité de présent particulière qu’une narration au sens classique, 72 vierges se fait une passionnante énigme sur l’énigme. Car jamais la proposition ne prend parti concernant le mythe des « houri ». Grâce aux quatre artistes dont on sent qu’elles sont personnellement engagées dans la recherche de Mehdi-Georges Lahlou, qu’elles y développent aussi une pensée très personnelle sur leur art, la proposition allie le vivant, l’organique au conceptuel. Au-delà des « houri », c’est la notion même de représentation qu’elle questionne. Elle invite à non pas à déplacer les lieux communs, les modes ou les icones, mais à les faire côtoyer d’autres réalités. Et de voir ce qu’il en reste.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
72 vierges
Mise en scène, texte et installation : Mehdi-Georges Lahlou
Avec : Pearl Manifold, Hala Omran, Tamara Saade, Ghita Serraj
Collaboration Artistique et à la dramaturgie Youness Anzane
Création Sonore Osloob
Création lumière et régie générale Julien Barbazin
Production déléguée Centre Dramatique National de Normandie-Rouen avec le soutien de IESA arts &Culture, Ecole Internationale des Métiers de la Culture et du Marché de l’art
Théâtre 14
Du 2 au 4 juin 2022
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