Avec la complicité de la belle troupe du Teatro di Napoli, le directeur du Théâtre National Populaire de Villeurbanne transforme la célébrissime comédie de Molière en fougueuse histoire de famille fondée sur un subtil équilibre entre noirceur et humour.
Pour son 400e anniversaire, Molière aura hérité d’un drôle de cadeau : voir Tartuffe accommodé à toutes les sauces, ou presque. Radicalisé par Ivo van Hove, héros pasolinien chez Macha Makeïeff, honnête homme sous le regard d’Yves Beaunesne, l’imposteur-dévot se retrouve, en cette fin de saison, cuisiné à l’italienne, privé de sa langue maternelle pour adopter, sous la contrainte, celle de Goldoni. Loin d’être l’énième coquetterie d’un metteur en scène en mal d’audace, ce pari est le fruit, naturel, du nouveau compagnonnage de Jean Bellorini avec un ensemble international. Après le Berliner Ensemble et la troupe du Théâtre Alexandrinski de Saint-Pétersbourg, avec qui il avait respectivement, et brillamment, monté Le Suicidé de Nicolaï Erdman et Kroum d’Hanokh Levin, le directeur du TNP de Villeurbanne a mis le cap sur le sud de Italie pour prendre les commandes de la « troupe » du Teatro di Napoli et lui confier les clefs de l’une des plus célèbres pièces du patrimoine théâtral français. Retraduite, pour l’occasion, par le dramaturge Carlo Repetti, Le Tartuffe devient Il Tartufo, et la comédie politique de Molière une fougueuse histoire de famille fondée sur un subtil équilibre entre noirceur et humour.
Contrairement à certains de ses homologues, Jean Bellorini n’a pas cherché à plaquer sur ce petit bijou une lecture pré-établie, un lot d’idées pré-conçues, capables d’extrapoler les intentions originelles de la pièce, de lui tordre le bras et de la mettre sens dessus dessous. Tout juste l’a-t-il plongée dans un bain culturel inattendu afin de tester son degré de perméabilité et d’observer la réaction en chaîne qui, potentiellement, pouvait se produire. A l’image de la cuisine vétuste où ils se trouvent, tel le vestige d’une splendeur usée jusqu’à la corde, Orgon et consorts s’imposent alors comme les représentants d’une bourgeoisie sur le déclin, dont Madame Pernelle serait la dernière relique vivante et Tartuffe la planche de salut pourrie. Sous le regard d’un Christ en croix, en chemise orange et pantalon de cuir moulant, symbole customisé de l’omniprésence de la religion dans l’identité napolitaine, y compris contemporaine, la famille se déchire autour d’un choix patriarcal qui pourrait la priver de sa liberté. Aveuglé par son admiration pour Tartuffe, Orgon veut lui confier la main de sa fille, Mariane, alors que la jeune fille n’a d’yeux que pour Valère et que le faux dévot s’est entiché de sa femme, Elmire. Une décision qui met le feu aux poudres, précipite le collectif dans un dédale hypocrite et menace de le fracturer.
Parce qu’il fait souffler un vent de fronde dans la maisonnée, provoque l’ire de Dorine et renforce la colère de Damis contre Tartuffe, Jean Bellorini fait de ce tournant la pierre angulaire de la cavalcade mensongère qui s’ensuit. Là où d’aucuns la négligent, préférant ergoter sur le comportement prétendument ambivalent d’Elmire, le metteur en scène charge en intensité dramatique la relation entre Mariane et Valère. Bien plus que du strict départ de Tartuffe, il fait de la concrétisation nuptiale de cet amour la condition sine qua non de la restauration de la concorde familiale, ou la cause de sa perte irrémédiable. Au lieu de chercher à surinterpréter les rapports tortueux du triangle Orgon-Elmire-Tartuffe, il redonne tout leur lustre aux personnages dits « secondaires », à l’instar de Cléante, devenu, sous sa houlette, un vieillard dont la folie douce recèle une sagesse extra-lucide. A l’avenant, le metteur en scène refuse de trancher entre la comédie de façade et ses ténèbres intrinsèques, et prend, avec subtilité, tout ensemble, comme le ferait un peintre pointilliste. Alors que, entre deux tubes de variété italienne, l’orage gronde, et se fait de plus en plus menaçant, que les lumières alternent entre la froideur blafarde et la chaleur crépusculaire, il saisit au vol les perches humoristiques tendues par Molière, sans jamais sombrer dans le farcesque qui annihilerait la profondeur des enjeux sous-jacents.
Doté d’une âme napolitaine en diable, fondamentalement inquiète sous ses dehors volubiles, Il Tartufo profite aussi de la vigueur de la langue italienne. Si elle préserve le plus possible les rimes, la traduction de Carlo Repetti a dû s’affranchir des alexandrins d’origine. Débarrassée de cette métrique qui, sous ses atours brillants, peut parfois se transformer en prison dorée, la pièce s’en trouve débridée, comme irriguée par une énergie nouvelle, plus instinctive que cérébrale. Surtout, cette partition inédite donne aux comédiens du Teatro di Napoli une formidable matière à jouer pour faire montre de leur engagement, y compris corporel. Largement méconnus sous nos latitudes – exception faite de Jules Garreau que Jean Bellorini a emporté dans ses bagages pour interpréter le personnage de Valère –, tous, à commencer par Angela De Matteo, en Dorine impétueuse, Gigio Alberti, en Orgon désorienté, et Federico Vanni, en Tartuffe don camillesque, prouvent, grâce à la force de leur jeu et à leur sens du collectif, que Le Tartuffe est parfaitement soluble dans ce climat méridional, et que si Molière n’est pas Goldoni, et inversement, l’union de l’art dramaturgique du premier et de la langue du second peut engendrer de beaux enfants.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Il Tartufo
de Molière
Traduction en italien Carlo Repetti
Mise en scène Jean Bellorini, avec le Teatro di Napoli – Teatro Nazionale
Avec la troupe du Teatro di Napoli – Teatro Nazionale Federico Vanni, Gigio Alberti, Teresa Saponangelo, Betti Pedrazzi, Ruggero Dondi, Daria D’Antonio, Angela De Matteo, Francesca De Nicolais, Luca Iervolino, Giampiero Schiano, Jules Garreau
Collaboration artistique Mathieu Coblentz
Lumière et scénographie Jean Bellorini
Costumes Macha Makeïeff assistée de Anne Verde
Assistanat à la scénographie Francesco Esposito
Assistanat à la lumière Giuseppe Di Lorenzo
Accessoires-machinerie Nunzio Romano
Son Daniele PiscicelliProduction Teatro di Napoli – Teatro Nazionale ; Théâtre National Populaire
Durée : 2h
du 12 au 16 décembre 2023
Théâtre National de Strasbourg
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