Dans son Camion-Théâtre, Yann Frisch présente sa nouvelle création, Personne. En explorant grâce à une panoplie de masques et de costumes le mystère de l’incarnation au théâtre, l’artiste renouvelle son approche de la magie nouvelle. En s’éloignant de ses signes extérieurs, il se rapproche de son essence.
Dans le champ en pleine expansion de la magie nouvelle, Yann Frisch se distingue notamment par sa manière d’utiliser des pratiques anciennes pour interroger la notion de croyance, pour tenter de percer à jour le mystère qui nous fait adhérer à des choses que l’on sait fausses. Cette part d’enfance, de naïveté qui résiste à la rationalité de l’adulte, l’artiste la questionne dans ses deux premières créations, Le Syndrome de Cassandre (2015) et Le Paradoxe de Georges (2018) à travers deux figures issues du cirque et de la magie traditionnelle : le clown et le cartomagicien, ou prestidigitateur expert dans l’art de manier la carte à jouer. Formé à l’école de cirque du Lido à Toulouse avant d’entrer dans la famille de la magie nouvelle grâce à une collaboration avec la Compagnie 14 : 20 de Valentine Losseau et Raphaël Navarro, il faisait ainsi preuve d’un spectacle à l’autre d’une étonnante faculté de métamorphose. Elle est au cœur de sa nouvelle création, Personne, faite d’une suite de transformations encore basée sur une pratique ancienne : le masque.
Dans son Camion Théâtre qu’il a conçu et utilise dès Le Paradoxe de Georges comme, dit-il, « un laboratoire, un lieu de conception permanent, un lieu de résidence », ce sont d’ailleurs des masques de factures diverses que l’on remarque en premier. Posés sur une étagère installée près de l’une des deux entrées du véhicule capable d’accueillir 80 personnes, ils semblent attendre Yann Frisch depuis bien longtemps, tout comme les nombreux vêtements suspendus sur toute la largeur du plateau. L’artiste, tel qu’il apparaît enfin, comme sorti d’une torpeur qui éveille d’emblée notre doute – joue-t-il la maladresse, ou est-il vraiment dépassé par son propre spectacle ? Autrement dit, incarne-t-il un personnage ou nous parle-t-il en tant que lui-même ? –, ne tarde pas à exécuter la volonté muette des visages au regard vide. Cela non sans nous avoir, au préalable, fait partager en quelques mots son désir de travailler autour du masque : il veut toucher à l’énigme du jeu théâtral, de l’incarnation.
Si avec Le Paradoxe de Georges, Yann Frisch donnait l’impression – ou l’illusion – de se rapprocher d’une pratique assez classique de la magie après en avoir exploré par le clown du Syndrome de Cassandre des contrées nouvelles, il semble cette fois s’éloigner pour de bon de sa discipline d’origine. Mais là encore, doit-on croire ce que l’artiste paraît vouloir nous faire avaler ? Avec sa tenue trop ample pour lui, anachronique comme l’était celle de sa création précédente, il a de quoi nous mettre sur le qui-vive. À condition de ne pas se laisser avoir par son style de grand enfant échevelé qui suscite plus spontanément la sympathie que la méfiance. Dans Le Paradoxe de Georges, rappelons-nous, le prodige de la cartomagie avait beau nous révéler certains « trucs » des magiciens, cela ne nous empêchait pas d’être complètement berné par le prestidigitateur. Son discours sur le pouvoir des masques produit le même effet. Avec d’autant plus d’efficacité qu’en semblant tourner le dos à la magie, même nouvelle, Yann Frisch en rend l’irruption plus saisissante. En général mais chez lui en particulier, le théâtre est une affaire d’apparitions.
Bien qu’il enfile devant nous ses masques, et qu’il compose à vue leurs costumes, en commentant largement ses choix, les différents personnages que nous présente Yann Frisch dans sa pièce n’ont pas besoin de forcer notre adhésion. Dès que l’artiste se fait médecin court sur pattes venu secourir l’artiste lui-même – c’est comme ça chez Monsieur Frisch –, tout le sérieux, tout le rationnel de la salle disparaît d’emblée. Il reviendra régulièrement, surtout entre deux personnages, mais sous une forme atténuée. Sous l’apparence d’un doute que le magicien fait tout pour entretenir. Celui qui nous parle entre son docteur nain, son professeur de théâtre illuminé ou encore sa vieille femme, apprend-on lors d’une fausse – de cela au moins on est certain – conversation téléphonique, serait la réplique d’une vieille femme réelle. L’identité, dans Personne, est une chose qui s’échappe en permanence, faisant un pied-de-nez à qui trouverait quelque chose à redire.
Tantôt proche du clown, tantôt beaucoup plus sobre, presque naturaliste, Yann Frisch approche le théâtre en magicien doublé d’un chercheur. Après le Paradoxe de George, où il marchait dans les pas du philosophe Georges Edward Moore, il fait l’expérience concrète d’une pensée interrogeant les fondements de la représentation. Derrière une surface légère, drôle, une certaine inquiétude point chez Yann Frisch, qui fait penser à celle qu’on devine chez une Vimala Pons, elle aussi artiste à épaisseurs multiples. « Qu’y-a-t-il en dessous ? Y-a-t-il d’ailleurs quelque chose ? », nous interrogent-ils par le geste, accompagnés dans le cas de Yann Frisch par un sens du mot, du récit ambigu. On distingue dans le nouveau cirque une tendance toute neuve à jouer avec les apparences, avec masques et déguisements mais sans agrès. En y apportant toute sa galerie de personnages, Personne réjouit et passionne. L’air de rien, nous voilà en train de sautiller dans l’inconnu.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Personne
Un spectacle de et avec Yann Frisch
Direction de création et production : Sidonie Pigeon
Direction technique : Fabrice Gervaise
Plateau : Zoé Bouchicot, Romain Gandon
Création lumière : Laurent Beucher
Création sonore : Vassili Bertrand
Scénographie : Benjamin Gabrié
Masques : Carole Allemand et Laurent Huet assistés de Kazuhito Kimura
Costumes : Monika Schwarzl
Construction décor : Matthieu Bony, Zoé Bouchicot, Yohan Chemmoul, Benjamin Gabrié, Romain Gandon, Maxime Mavilla, Michael Pearson, Alain Verdier
Production, communication : Céline Bary
Merci aux regards de : Louis Arène, Shaghayegh Beheshti, Etienne Charles, Chloé Derrouaz, Servane Deschamps, Géraldine Mercier, Raphaël Navarro, Père Alex, Etienne Saglio
Production déléguée : Compagnie L’Absente de tous bouquets
Co-production (en cours) : Les Nuits de Fourvière ; La Coursive, Scène nationale de la Rochelle ; Théâtre Sénart, Scène nationale ; 2 Pôles Cirque en Normandie / La Brèche à Cherbourg – Cirque-Théâtre d’Elbeuf ; Le Channel, scène nationale de Calais ; Agora, centre culturel Pôle National des Arts du Cirque Boulazac Aquitaine ; CREAC – La citéCirque de Bègles ; La Maison de la Culture et La Piste aux espoirs à Tournai (Belgique) ; Le Grand T, scène nationale de Nantes ; Le Cratère, Scène nationale d’Alès ; Ville du Mans et le Plongeoir-Cité du Cirque, Pôle cirque Le Mans ; Le Monfort ; Théâtre de la Ville ; Malraux Scène nationale Chambéry Savoie ; Théâtre du Champ au Roy – Pôle Culture Patrimoine Ville de Guingamp ; La Verrerie d’Alès, Pôle national cirque Occitanie avec le soutien du Fondoc ; L’Onde, Théâtre centre d’Art de Vélizy-Villacoublay ; La Passerelle, scène nationale de Gap – Alpes du Sud ; Cirquevolution
Avec le soutien de l’État, Direction régionale des affaires culturelles (DRAC) des Pays de la Loire, la Région des Pays de la Loire.
La Compagnie l’Absente bénéficie du soutien de la Fondation BNP Paribas pour le développement de ses projets.
du 11 au 27 mai 2023
Le Monfort Théâtre
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