Plongée dans l’ultra-libéralisme américain, Femme Capital, le spectacle musical de Mathieu Bauer et Sylvain Cartigny se penche sur la pensée individualiste et capitaliste outre-Atlantique, à travers l’histoire de l’une de ses théoriciennes controversées : la philosophe Ayn Rand.
Ayn Rand est morte, vive Ayn Rand ! Méconnue en France, pourtant star aux États-Unis, la philosophe et romancière Ayn Rand, penseuse de l’individualisme et de l’objectivisme, est l’héroïne de la pièce Femme capital. Nous sommes en 1982, l’intellectuelle vient de mourir, mais elle n’a pas dit son dernier mot. Dans cette pièce musicale, elle se fait la narratrice de sa propre histoire, à grand renfort de photographies, de montages vidéos et d’extraits de ses discours. Avec humour et pédagogie, le metteur en scène Mathieu Bauer décrypte le pouvoir de séduction d’Ayn Rand et de ses valeurs. L’autrice de l’essai La Vertu d’égoïsme rêvait d’un monde dans lequel les riches pourraient vivre entre eux, sans donner aux plus pauvres, qu’elle déteste, au même titre que le socialisme, l’État et les systèmes de solidarité.
Monstre d’égoïsme, prônant l’individu avant tout, elle a combattu toute sa vie l’altruisme, et ses romans (La Grève, La Source vive) ont contribué à la légitimation de l’ultra-libéralisme outre-Atlantique, en lui offrant une mythologie. Née en Russie, dans une famille juive athée, elle voue toute sa vie une haine aux bolcheviks, qu’elle rend responsable de la ruine de sa famille, mais reconnaît la puissance de frappe de la propagande communiste fondée, selon elle, sur des légendes. Dans cette pièce à mi-chemin entre comédie musicale et théâtre, on découvre avec horreur l’influence d’Ayn Rand sur les conservateurs américains, de Ronald Reagan à Donald Trump, son ouvrage, La Grève, étant considéré comme le plus important par les Américains après… la Bible !
Sublimement interprétée par la sculpturale Emma Liégeois, à la beauté digne des actrices hollywoodiennes, Ayn Rand est un personnage complexe. Sulfureuse et controversée, la penseuse est entrée dans la légende avec ses longues capes noires, ses fume-cigarette en ivoire et son regard perçant, comme celui d’un rapace. Enfermée pendant presque toute la pièce dans une cabine d’enregistrement, la « femme capital » déploie son égo surdimensionné entre textes et chants. Tour à tour séduisante et glaçante, la comédienne Emma Liégeois parvient avec subtilité et talent à créer un rapport d’attraction-répulsion avec ce personnage, proche du gourou de secte. Extrêmement solitaire à la tête de son empire, Ayn Rand défend les droits individuels et se place, en ce sens, au côté des féministes qui militent pour le droit à l’avortement dans les années 30. Mais ses propos et prises de position sur les populations autochtones d’Amérique font froid dans le dos.
Tour à tour monstre cruel ou femme esseulée, Ayn Rand ne laisse pas le public indifférent et le succès de son apologie de l’égoïsme et de l’ultra-libéralisme se heurte à la puissance du collectif que prône l’Orchestre de spectacle de Montreuil, dirigé par Sylvain Cartigny. Sur scène, les musiciens font corps et ne font qu’un, dans un bel élan de solidarité qui s’oppose à l’individualisme exacerbé d’Ayn Rand. Aux antipodes de la philosophie de la penseuse, le musicien, acolyte de toujours de Mathieu Bauer, déploie le talent de ce groupe d’interprètes atypique, fondé en 2011. Ouvert à tous, professionnels ou débutants, l’orchestre incarne un contre-modèle aux valeurs prônées par l’héroïne du spectacle.
Adaptée d’un essai de Stéphane Legrand qui donne son titre à la pièce, Femme capital s’attaque finalement avec vigueur au mythe américain et à celui du self-made man. « I’m a self-made woman », déclame avec ferveur Ayn Rand, comme une litanie d’un nouveau type. Mais à quel prix ? Cette nouvelle religion, celle du dollar, qui s’affiche fièrement sur scène, ainsi que sur la tombe de la romancière, ne laisse derrière elle que des corps solitaires, morts de n’avoir pas su communier avec les autres.
Chloé Bergeret – www.sceneweb.fr
Femme Capital
d’après le livre de Stéphane Legrand (éditions Nova)
Mise en scène et scénographie Mathieu Bauer
Conception, musique Sylvain Cartigny
Avec Emma Liégeois, Clément Barthelet et L’Orchestre de spectacle du Nouveau théâtre de Montreuil
Assistanat mise en scène Anne Soisson
Création costumes Nathalie Saulnier
Création lumière William Lambert
Création son Alexis PawlakProduction Nouveau théâtre de Montreuil – CDN
Avec l’aimable autorisation des Editions Nova
Remerciements La Muse en Circuit – Centre National de Création MusicaleLa Maison des Metallos
jeu. 16 et 23, ven. 24, sam. 18 et 25 nov. à 19h30
ven. 17 nov. à 14h
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