Angélique Clairand et Eric Massé adaptent avec tact le roman de Philippe Besson, Arrête avec tes mensonges. Un récit bouleversant qui brouille la frontière entre autobiographie et fiction pour mieux tisser souvenirs intimes et enjeux sociaux.
« Arrête avec tes mensonges », cette phrase apparaît dès les premiers échanges de la pièce, alors que l’auteur Philippe Besson (ou plutôt le comédien qui l’incarne) répond, mi sérieux mi distancé, à l’exercice toujours épineux – pour qui est plus familier des mots couchés sur le papier que de l’oralité, de l’interview en public. L’audience, c’est nous, public de la Tempête. Public du XXIème siècle. Cette injonction qui en dit long, confession d’un homme qui a tissé sa vie professionnelle autour de l’invention de fictions, il la tient de sa mère. « Arrête avec tes mensonges » lui répétait-elle lorsqu’enfant il réinventait la vie autrement. Une injonction qui en annonce d’autres, plus ou moins énoncées frontalement, celles de se conformer, de pactiser avec la norme pour mieux se couler dedans. Ne pas faire de vague, ne pas décevoir, ne pas sortir du lot, s’en tenir à sa place. Une injonction qui résonne d’emblée avec le cortège funèbre de toutes les autres, la valse des contraintes qui corsètent, des assignations sociales qui empêchent, des interdits qui intiment de se taire. Se cacher pour exister. Ainsi en est-il de l’homosexualité lorsqu’on est adolescent dans les années 80 et qu’on habite une petite ville de province.
Dans cette interview préliminaire qui ouvre le spectacle sensible et délicat d’Angélique Clairand et Eric Massé, co-directeur.ices du Théâtre du Point du Jour à Lyon, l’écrivain prend la parole tandis qu’une voix off s’immisce dans sa tête, nous invite à suivre en parallèle ses digressions intérieures. Vertigineuse entrée en matière qui nous cueille immédiatement et nous met sur la voie dramaturgique qui régira la suite : la mise en abyme du réel dans la fiction, du passé dans le présent. Adapté à quatre mains par Angélique Clairand et Eric Massé, rompus au travail en binôme, le livre éponyme de Philippe Besson (paru en 2017) brouille la frontière entre vérité biographique et fiction romanesque et nous invite à naviguer entre les années 80, berceau de l’adolescence, des premiers émois amoureux et de la prise de conscience de son homosexualité, et aujourd’hui, alors qu’il est désormais un auteur publié et reconnu, invité à s’exprimer dans les médias.
Grâce à un dispositif scénographique ingénieux, jouant de décors amovibles, d’effets de transparence, de projections vidéo, du hiatus esthétique d’une époque à une autre (notamment dans les costumes et les accessoires), le spectacle avance en rebonds permanents entre souvenirs de jeunesse et présent, entre visible et caché, pour reconstituer la trajectoire d’un amour avorté. Face à Philippe, le bon élève, celui qui partira et s’en sortira, Thomas, fils de paysan, pieds et poings liés à son milieu d’origine et soumis à la loi du silence. Dans ce hiatus déchirant et ces parcours de vie aux antipodes, le spectacle créé du lien, il tisse sa trame en équilibre sur deux temporalités sans jamais nous perdre, à coup d’ellipses et de superpositions, jouant sur le dialogue éventré qu’opère la mémoire. Sur un rythme alerte et tendu, égrainant son chapelet d’émotions (on passe véritablement du rire aux larmes, de l’humour à la mélancolie, de la légèreté à la gravité) et de musique live (composition musicale pénétrante signée Bertrand Gaude, ponctuée de tubes de l’époque, de Bronksi Beat à 99 Luftballons de Nena en passant par le répertoire engagé de Goldman ou les tubes de Téléphone), de références revendiquées, de L’Homme blessé de Chéreau à La Femme d’à côté de Truffaut, en influences latentes (en l’occurrence l’œuvre de Didier Eribon, le cinéma de Téchiné, Duras), le spectacle met en récit des problématiques sociétales fortes, la stigmatisation de l’homosexualité en milieu rural, la menace planante du Sida, le poids du déterminisme social, la culpabilité des transfuges de classe, sans être ni didactique ni moralisateur.
Au plateau, les trois interprètes principaux, Raphaël Defour, Etienne Galharague et Mariochka rivalisent de justesse et de précision, ils font cohabiter les générations avec une fluidité folle, nous font croire et adhérer à cette histoire brûlante traquée par le manque et l’absence. Et rendent grâce à la plume de Philippe Besson, à son écriture au plus près du réel, des questionnements et des sentiments.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Arrête avec tes mensonges
d’après le roman de Philippe Besson / mise en scène Angélique Clairand* et Éric Massé* / avec Marius Carreau, Raphaël Defour, Mikaël Treguer* / avec la participation de Anna Walkenhorst / création vidéo Vincent Boujon / création lumière Juliette Romens / composition musicale Bertrand Gaude / création son Anna Walkenhorst / coach vocal Myriam Djemour / régie générale Nathan Teulade / collaboration au mouvement Corinne Garcia / construction et conception décor Didier Raymond / costumes Laura Garnier* issu.es de L’École de la Comédie
production Théâtre du Point du Jour – Cie des Lumas – Lyon
© Jean-Louis Fernandez / accueil en résidence à la Scène nationale 61 / avec le soutien du DIESE # Auvergne-Rhône-Alpes dispositif d’insertion de L’École de la Comédie de Saint-Étienne, du GEIQ Théâ tre et de l’ONDA, Office nationale de diffusion
Durée: 1h
Théâtre du Point du jour – Lyon
du 10 au 14 octobre 2023
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