Avec Kultur, le duo espagnol El Conde de Torrefiel explore en un même geste deux types de performances : théâtrale et sexuelle. Le dispositif mis en place échoue hélas à aller au-delà de la provoc et d’une forme de critique de la société du spectacle largement éprouvée. Le spectacle était présenté au Festival Actoral à Marseille.
En mêlant les langages de la performance, du théâtre et de la danse, le duo espagnol El Conde de Torrefiel, formé par Tanya Beyeler et Paolo Gisberg, ne cesse de bousculer les conventions du théâtre pour questionner la place de cet art et celle de son spectateur dans un monde où l’image prend souvent le pas sur la vie. Les personnages qui peuplent leurs pièces sont souvent un peu fragmentaires, perdus. Dans La Plaza par exemple, leur précédente création, le plateau envisagé comme une place publique accueillait une foule d’êtres sans visages, errants. Sans ambiguïtés, le duo signifiait par ce tableau vivant – plus ou moins – qu’à trop s’exhiber, à trop se montrer et à faire de son quotidien la matière de publications sur les réseaux sociaux, l’individu contemporain finit par disparaître.
Kultur, présenté comme une création ayant « émergé tel un spin-off indépendant de La Plaza, en en extrayant l’une des situations littéraires et en l’utilisant comme point de départ d’un nouveau concept », prolonge cette recherche sur le rapport entre la représentation et son sujet. Comme à son habitude, le duo aborde sur scène l’époque sans détours. Il met toutefois de côté son travail sur le rapport entre intime et collectif pour se concentrer sur le premier des deux, à condition qu’il puisse exister dans le « rapport ambivalent aux images et à la représentation, fut-elle pornographique », selon les termes qu’emploient les artistes sur la feuille de salle du festival Actoral, où leur performance a été présentée en France pour la première fois.
C’est là l’un des rares indices que El Conde de Torrefiel nous donne sur le spectacle, qu’il adresse « au public de plus de 18 ans ». « À cause de leur contenu explicit, quelques scènes peuvent heurter la sensibilité des spectateurs », lit-on tandis que l’on nous distribue des casques audio, et que l’on nous demande de ne surtout pas sortir nos téléphones portables, « car les acteurs pourraient penser qu’on les prend en photo ». On se doute alors qu’en matière d’intime, Tanya Beyeler et Pablo Gisbert sont allés plus loin qu’à leur habitude, ou du moins dans une direction différente. La voix qui nous parvient par casque commence pourtant par décevoir cet horizon d’attente.
Monologue intérieur d’une autrice en pleine réflexion sur les « recettes » à adopter pour son prochain roman, cette voix aurait pu être pour le duo un prisme à partir duquel décrire tout un monde. Or pendant que l’écrivaine évoque ses modèles littéraires – dans la version française du texte, il était notamment question de Michel Houellebecq et de Virginie Despente. Nous n’avons pas vérifié, mais peut-être les références sont-elles autres dans les enregistrements en langues étrangères – et ses stratégies personnelles pour consolider sa place dans le paysage littéraire actuel, seuls deux hommes évoluent sur le plateau. L’un d’eux porte la tenue d’un livreur à vélo ; l’autre est le client, qui se retrouve bientôt seul avec ses sushis. En nous le donnant à voir dans des activités quotidiennes, toutes liées à une forme de consommation, le duo crée une distance prometteuse entre texte et plateau.
C’est lorsqu’ils réduisent cet écart, en deuxième partie de la performance qui ne dure qu’une heure, que Kultur va vers deux directions que renient pourtant Tanya Beyeler et Paolo Gisberg : celles de la provocation et d’un certain « théâtre politique », laquelle lui est souvent attribuée malgré eux. Lorsque Jane Jones – c’est un pseudonyme, de même que Sylvan et Arno Genista, annoncés dans la distribution – entre en scène, le présent du plateau rejoint la voix de la romancière. Le mangeur de sushis, comprend-on alors, est l’un des deux personnages de la fiction qu’après moult réflexions plus commerciales que littéraires l’autrice a fini par mettre au point : réalisateur de films pornos, il accueille l’autre protagoniste du roman dans son studio pour un casting. La consommation change alors d’expression : elle quitte le domaine du quotidien pour entrer dans celui du sexe.
La distance créée par la voix de la romancière, qui continue de décrire à la troisième personne les états d’âme de sa jeune actrice de films pornos, ne suffit plus pour créer l’espace de réflexion et de liberté qu’El Conde de Torrefiel prétend appeler de ses vœux. L’acte sexuel, fragmenté pour les besoins des vidéos réalisées en direct par les deux acteurs, l’emporte sur le dispositif, dont il a même tendance à révéler l’artificialité. S’il place le spectateur face à la part voyeuriste et consommatrice qu’il peut sans doute avoir devant tout spectacle, Kultur le fait avec des outils trop proches de ce qu’il dénonce pour arriver à ses fins. L’expérience est à l’image du coït qui se joue devant nous : lacunaire, interrompue.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Kultur
Création El Conde de Torrefiel
Direction Tanya Beyeler and Pablo Gisbert
Texte Pablo Gisbert
Décors El Conde de Torrefiel & María Alejandre
Accesoires et Costumes María Alejandre
Designer sonore Adolfo Fernández García
Technique Isaac Torres
Voix Victoria Macarte (English), Swenja Wasser (German)
Traduction Victoria Macarte (Inglés), Martin Orti (Alemán)Production
Production El Conde de Torrefiel
Co-production Donaufestival (Krems), Gessnerallee (Zürich)
Diffusion & tour management Caravan ProductionDurée : 1h
Théâtre antique de Barcelone (ES)
Du 28 au 30 octobre 2021
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