Au Festival d’Avignon, la metteuse en scène a complète sa Trilogie des contes immoraux et livre un triptyque performatif d’une force symbolique et d’une puissance plastique saisissantes.
Il faut la voir cette Athéna punk en diable, tatouages sur les jambes, perfecto rouge sur les épaules, masque noir sur les yeux, assise là, au fond de la scène de l’Opéra Confluence, patientant comme on attendrait son heure. Il faut la voir encore se lever, visage fermé, regard déterminé, scruter l’aplat de carton qui recouvre une large partie du plateau, puis empoigner une pique, tel un hoplite de la Grèce antique, pour commencer sa grande oeuvre. Il faut la voir enfin se battre, pendant près d’une heure et demie, avec ce monument qu’elle tente d’édifier à grands coups de ruban adhésif et avec l’aide de simples cales, ce Parthénon miniature, emblème de la démocratie, qui parfois lui résiste. Il faut la voir, ou plutôt la revoir puisque ce Maison Mère ne date pas d’hier. Première partie de La Trilogie des Contes Immoraux, que Phia Ménard offre dans son intégralité à l’occasion du 75e Festival d’Avignon, voilà plusieurs années qu’il tourne dans les théâtres français et européens pour y délivrer sa puissante charge symbolique.
Car, le bâtiment à peine sur pieds et les colonnes tout juste façonnées avec une tronçonneuse, qu’une pluie torrentielle, digne d’une mousson furieuse, s’abat sur lui, et le fait progressivement ployer, comme fondre, sous l’effet de l’eau devenue destructrice. L’image est d’autant plus troublante que, au fil de l’expérience, un protocole compassionnel s’est mis en place entre Phia Ménard, ce monument et le public. Frémissant à chaque embardée incontrôlée de l’édifice, il communique à l’artiste une belle énergie qu’elle transforme en force capable de déplacer des montagnes, à la manière de cette démocratie qui, toujours et sans relâche, mérite qu’on se batte pour elle. Pied à pied, pierre par pierre. Alors, quand l’effet du réchauffement climatique et/ou de la marée montante populiste le réduit à l’état de ruines, l’émotion est palpable, le tableau saisissant, et les spectateurs renvoyés à leur état de masse léthargique, non agissante, tandis que la maison, leur maison, s’effondre, sous le regard d’une Athéna désemparée.
Et c’est sur les ruines de cette mère de toutes les batailles que s’ouvre Temple Père, telle l’autre partie d’un même symbole, à la fois complémentaire et inversée. La lumière éclatante des débuts a cédé sa place à un sublime clair-obscur – finement travaillé par Eric Soyer et Gwendal Malard ; le solo salvateur des premiers temps à un groupe de quatre humains réduits en esclavage ; le charme artisanal de la déesse conquérante à une effrayante techno-structure emmenée par une femme mi-prêtresse, mi-souveraine, mais complètement soumise au règne des machines dont elle se fait la porte-voix autoritaire. Au rythme d’une bande-son de plus en plus tonitruante – construite à partir des vocalises et des incantations de Inga Huld Hákonardóttir, mais aussi de micros amplificateurs qui capturent et restituent les sons produits au plateau –, la logique bâtisseuse reprend ses droits pour, cette fois, ériger une tour de Babel, symbole phallique et patriarcale par excellence, sous la forme d’un château de cartes stylisé. Malgré sa hauteur de trois étages, la performance paraît, paradoxalement, moins risquée que la précédente car sous-tendue par une technique architecturale qui ne laisse aucune place à l’approximation.
Avec un même schéma de mise sous tension très progressive qui parvient à produire quelques effets, cette seconde partie, là encore longue de près d’une heure et demie, peine toutefois à engager ce dialogue avec le public qui avait fait le succès de la première. Face à cet environnement à dessein trop assuré, trop froid et trop sévère, il devient difficile d’éprouver une quelconque compassion. On en vient alors à simplement attendre que le chantier arrive à son terme, sans nourriture dramaturgique à la hauteur de l’épreuve. Au sortir, il est peu de dire que l’image finale, effarante de beauté plastique, vaut le détour, et l’on comprend que tout ce chemin, aussi long soit-il, était nécessaire afin que l’édifice se regorge de la puissance suffisante pour irradier l’ensemble de l’Opéra Confluence. C’est alors que, telle une captive en haut de cette tour infernale, Athéna-Phia surgit dans son plus simple appareil – une première pour elle – pour donner, son extincteur dans le dos, le coup de grâce de La Rencontre Interdite. Simple tableau plus que pièce en bonne et due forme, il semble tirer un trait, expéditif et dopé à la mélasse, sur tout ce qui vient de se produire, sur la déliquescence démocratique, sur le patriarcat dévorant. Comme si, tout, finalement, nous disait-elle, était à reconstruire.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
La Trilogie des Contes Immoraux (Pour l’Europe) : Maison Mère, Temple Père, La Rencontre Interdite
Texte, scénographie, mise en scène Phia Ménard
Avec Fanny Alvarez, Rémy Balagué, Inga Huld Hákonardóttir, Erwan Ha Kyoon Larcher, Élise Legros, Phia Ménard
Dramaturgie Jonathan Drillet
Lumière Éric Soyer, Gwendal Malard
Son Ivan Roussel, Mateo Provost
Costumes Fabrice Ilia Leroy, Yolène Guais
Matières Pierre Blanchet, Rodolphe Thibaud
Construction, accessoires Philippe Ragot
Assistanat à la mise en scène Clarisse DelileProduction Compagnie Non Nova – Phia Ménard
Coproductions et résidences le TNB Centre européen théâtral et chorégraphique de Rennes, les Wiener Festwochen et la documenta 14 à l’occasion de la création de Maison Mère à Kassel en juillet 2017
Coproductions Festival d’Avignon, Malraux Scène nationale Chambéry Savoie, Bonlieu Scène nationale d’Annecy et le Théâtre Vidy-Lausanne (dans le cadre du Programme européen de coopération transfrontalière Interreg France-Suisse 2014-2020), le Quai CDN Angers Pays de la Loire, la Scène nationale d’Orléans, le Tandem Scène Nationale, MC93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny, Scène nationale du Sud-Aquitain Bayonne, le Grand T théâtre de Loire-Atlantique, les Quinconces et L’Espal Scène nationale du Mans, le Carré Scène nationale et Centre d’art contemporain de Château-Gontier, Théâtre des Quatre Saisons Scène conventionnée art et création de Gradignan, Théâtre Molière Sète Scène nationale archipel de Thau
Avec le soutien de l’Institut français et la Ville de NantesLa diffusion de la Trilogie des Contes Immoraux (pour Europe) dans le cadre des Wiener Festwochen 2021 a bénéficié du soutien de la convention entre l’Institut Français et la Ville de Nantes.
Durée : 3 heures (sans entracte)
Festival d’Avignon 2021
Opéra Confluence
du 19 au 25 juilletWiener Festwochen
du 24 au 26 aoûtLe Quai – CDN Angers Pays de la Loire
du 8 au 10 octobreCDN Orléans / Centre-Val de Loire
les 15 et 16 décembreMC93 Bobigny
du 6 au 12 janvier 2022TANDEM Scène nationale Arras-Douai
les 28 et 29 janvierdeSingel, Anvers
les 4 et 5 févrierScène Nationale du Sud-Aquitain, Bayonne
les 4 et 5 marsEspace Malraux, Chambéry
les 18 et 19 marsLes Quinconces-L’Espal, Le Mans
les 24 et 25 marsLe Grand R, La Roche-sur-Yon
les 30 et 31 marsThéâtre National de Bretagne, Rennes
du 28 avril au 5 mai
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !