Metteur en scène de la Compagnie Espace commun, Julien Fišera adapte le roman de Jérôme Ferrari. Dans une mise en scène aussi épurée que cohérente, ce spectacle dessine des cartographies intimes dominées par la violence et la solitude.
En mai dernier, le metteur en scène Julien Fišera a présenté à la Pop, à Paris, son dernier spectacle, Dans le cerveau de Maurice Ravel. Écrite au plateau par Fišera lui-même, cette création imaginant le quotidien du compositeur et de son employée de maison, Madame Reveleau, offre un univers tantôt fantasque, tantôt grave. Un objet où la poésie et le rire naissent de l’entrechoquement entre considérations sur l’acte de création et échanges triviaux, ainsi que de la complicité du duo de comédiens formé par Vladislav Galard et Thomas Gonzalez, accompagnés par le batteur Anthony Laguerre. Au Théâtre du Train Bleu, à Avignon, c’est un autre duo – pour un tout autre propos –, que réunit le metteur en scène. Se saisissant d’Un dieu un animal, roman de Jérôme Ferrari publié en 2009 (éditions Actes Sud), Fišera propose avec les acteurs Ambre Pietri et Martin Nikonoff une adaptation cohérente et intelligente du récit de Ferrari.
Lorsque le spectacle débute, les deux comédiens viennent à l’avant-scène. Debout, face au public, ils le saluent, se présentent par leurs nom et prénom. Vêtus simplement (jean, sweat à capuche pour lui ; jean, chemise et gilet pour elle), tenant, pour Martin Nikonoff, le livre de Ferrari entre les mains, ils commencent par raconter des souvenirs intimes. Ce sont là des anecdotes : l’évocation d’une chanson de Serge Reggiani – Le Temps qui reste, où le comédien relève notamment cette phrase « Mon pays, c’est la vie » – ; le souvenir d’avoir vu deux adolescents pleurer avec les mêmes tristesse et douleur la perte d’un père pour l’un, d’un chien pour l’autre ; le soufisme, etc. Puis, le duo nous expose l’origine du titre du roman, référence à un dialogue du film Apocalypse Now de Francis Ford Coppola. Pouvant dérouter, cette introduction installe par son adresse directe un rapport d’égalité avec les spectateurs. Il se dit, aussi, dans les évocations de souvenirs, la manière dont des événements personnels, même prosaïques, peuvent résonner avec une œuvre qu’elle soit littéraire, théâtrale ou cinématographique. Enfin, ce geste rappelle l’opération complexe et mystérieuse inhérente au travail de l’acteur : pour porter un texte, incarner un personnage, tout comédien passe par l’approche et l’assimilation d’une langue, d’émotions, de trajectoires – ce qui l’amène parfois à trouver d’inattendus échos entre le rôle et sa vie.
Cette introduction faite, les comédiens ouvrent le livre. Le roman se déploie, devient une carte fixée sur le mur du fond de scène. Ce geste scénographique (imaginé par François Gauthier-Lafaye), aussi subtil que pertinent, affirme le travail d’adaptation de l’œuvre. Socle du spectacle, l’ouvrage de Jérôme Ferrari devient concrètement l’espace géographique où apparaissent – parfois en surimpression vidéo – les territoires imaginaires, comme réels, arpentés par les deux protagonistes. Commence alors le récit. Caractérisé par une langue mêlant lyrisme et sécheresse, le roman raconte l’histoire de deux trentenaires. Il y a Lui, personnage central dont le prénom nous demeure inconnu, et Elle, Magali. Ils se sont connus adolescents, lorsque Magali passait ses vacances dans le village corse où lui a grandi. Il y vit à nouveau, installé chez ses parents, après une expérience comme mercenaire en Irak – où il a survécu à un attentat kamikaze. Magali est une autre type de mercenaire : elle travaille comme chasseuse de tête pour une entreprise. Eux, que tout éloigne, vont se retrouver, Lui décidant de la recontacter et Magali acceptant de le revoir. Évoluant dans des mondes bien distincts, ils vont ainsi vivre une aussi fugace que passionnée histoire d’amour. Dans une alternance de flash-back et d’instants présents, le spectacle dessine par petites touches leur quotidien, leurs retrouvailles, jusqu’à la disparition de Lui.
Au fil des séquences et du récit de leur vie – entièrement dédié à son travail pour Magali, traversé par la violence et l’incompréhension pour Lui –, des résonances apparaissent. Ce sont deux êtres marqués du sceau de la solitude, confrontés à un sentiment de vacuité de l’existence, éprouvant une même désunion entre leurs aspirations et la réalité. Pas d’épiphanie, de transcendance, ni d’espoir dans leur parcours. Avec épure et précision, soutenue par une création lumière et vidéo dessinant avec finesse les atmosphères successives, la mise en scène déplie toutes les étapes de leur cheminement. Ce travail d’orfèvre, travaillant l’émotion avec une tenue et une rigueur évitant le pathos, s’incarne au plus juste dans l’interprétation des comédiens. Ambre Pietri et Martin Nikonoff se partagent les voix des protagonistes et nous les adressent de manière directe – l’écriture du récit à la deuxième personne du singulier accentuant la proximité avec les spectateurs. Traversant tous les états et émotions, disant avec un minimum de gestes les douleurs, le gouffre qui les sépare, les blessures insurmontables, le duo tient avec précision et virtuosité sa partition. L’ensemble dégage une puissance où irradie l’écriture solaire de Ferrari comme l’implacabilité de l’itinéraire des deux personnages. Des trajectoires dont l’ouverture même du récit nous annonce le caractère tragique, le roman débutant par « Bien sûr, les choses tournent mal ». Et oui, bien sûr, les choses tournent mal…
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
Un dieu un animal
de Jérôme Ferrari
Adaptation et mise en scène Julien Fišera
Avec Ambre Pietri et Martin Nikonoff
Collaboration artistique Nicolas Barry
Espace François Gauthier-Lafaye
Lumières Kelig Le Bars
Vidéo Jérémie Scheidler
Costumes Benjamin Moreau
Musique Olivier Demeaux
Écriture des mouvements Thierry Thieû NiangProduction Compagnie Espace commun
Coproduction Les Tréteaux de France – Centre dramatique national, L’Atelier du Plateau
Soutien en production Das Plateau aux Ulis – Espace culturel Boris Vian
Résidences de création Théâtre Paris-Villette, L’Atelier du Plateau
Avec le soutien du Carreau du Temple, des Plateaux Sauvages et de la Maison des Métallos pour la création, et du Jeune Théâtre National pour la création 2018.
Le spectacle a reçu l’aide à la résidence de la Ville de Paris, l’aide à la création de la Région Île-de-France et l’aide à la reprise de la DRAC Île-de-France.Durée : 1h05
Festival Off d’Avignon 2021
Théâtre du Train Bleu
du 7 au 26 juillet à 12h (relâches les 13 et 20 juillet)
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