A l’occasion d’ateliers ponctuellement donnés aux Bouffes du Nord à Paris, Marie-Hélène Estienne et Peter Brook revisitent L’Homme qui, une pièce qu’ils ont écrite et montée il y a presque vingt ans et qu’ils retravaillent aujourd’hui avec une jeune troupe cosmopolite d’anciens élèves de l’école Jacques Lecoq réunis par Jos Huben.
Alors que Tempest Project devait être présenté cette saison mais se voit inévitablement annulée en raison de la fermeture des théâtres au public pour raisons sanitaires, Marie-Hélène Estienne et Peter Brook se consacrent à la pédagogie et à la transmission qui les animent depuis longtemps. « L’objectif de nos brèves rencontres est de ne surtout pas rester inactifs » explique la première « mais de ‘profiter’ du temps libre auquel nous sommes malheureusement confrontés pour être ensemble et partager une expérience théâtrale sans même savoir où elle nous mènera… On a d’abord proposé un temps de recherche sur La Tempête qui a été très probant au début, puis nous sommes revenus à L’Homme qui sur laquelle les jeunes acteurs semblaient prendre encore plus de plaisir ». La pièce a été créée en 1993 au TNP de Villeurbanne avec un quatuor d’acteurs familiers de Peter Brook. Le metteur en scène se souvient avoir été attiré par la lecture d’un ouvrage écrit par le médecin et écrivain Oliver Sachs, L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau, dont le titre est inspiré d’un réel et troublant incident survenu en consultation.
Plus généralement, la pièce met en scène une succession de cas cliniques où des individus atteints de troubles neuropsychologiques dévoilent les négligences physiques ou mentales dont ils sont victimes. Sa force inépuisable vient sans aucun doute de sa dimension à la fois énigmatique et extrêmement concrète. « Le texte raconte une expérience humaine fascinante, dit Peter Brook. Quand on travaille sur Shakespeare ou Tchekhov, on pénètre dans ce qui se produit entre l’auteur et son imagination. Dans L’Homme qui, on découvre un tout autre aspect du théâtre qui consiste à partir de l’immédiateté, à se retrouver soi-même dans une zone qui n’appartient plus à l’imaginaire d’un autre mais qui réside dans notre propre intimité, dans l’intériorité. Cette zone si proche et pourtant inconnue c’est la souffrance. » Cet endroit, Peter Brook ne cesse d’y retourner, de le convoquer, dans de récents spectacles comme Why ou The Prisoner.
Il y a vingt ans, « chercher à adapter le livre à la scène ne fonctionnait pas bien car les acteurs ne pensaient être en mesure de restituer un sujet aussi fort sans observer et éprouver avant la vérité nue des situations rapportées » se rappelle M-H Estienne. Alors, sans jamais adopter la démarche d’un reportage documentaire, les signataires du spectacle, auteurs, metteurs en scène et acteurs, se sont rendus assidûment (plusieurs fois par semaine pendant 4 mois) dans le service neurologique d’une clinique parisienne à la rencontre de malades dont certains sont même devenus des amis. Peter Brook raconte : « Nous portions des blouses blanches. Les patients finissaient par nous confondre avec les médecins. Ils venaient à nous, nous parlaient beaucoup et nous les écoutions. » Après ce temps d’observation, les répétitions consistèrent en un long travail d’appropriation et d’improvisation collectives comparable selon le metteur en scène à « un lent processus de distillation ». Pour Marie-Hélène Estienne « ce qui est fascinant dans ce que nous vivons actuellement, c’est qu’à l’époque, il a fallu une très longue préparation des acteurs et aujourd’hui, ils sont tout de suite dedans. » Évidemment l’enseignement reçu qui est principalement basé sur la disponibilité et l’expressivité du corps y est pour beaucoup.
Le groupe d’artistes réunis par Jos Huben est beaucoup plus conséquent qu’à la création du spectacle mais Marie-Hélène Estienne et Peter Brook ont immédiatement su installer une incomparable intimité dans le travail. Les acteurs forment un demi-cercle qui épouse la rondeur du plateau des Bouffes sans aucune mise à distance, en abolissant toute ligne de division ou de démarcation entre ce qui constitue le public et l’espace de jeu à ses pieds. Cela permet « une écoute et des silences rarement entendus » par Marie-Hélène Estienne et favorise « l’échange et le partage qui sont la base et la force de l’expérience théâtrale » selon Peter Brook. A un comédien jouant le rôle d’un patient amnésique qui s’éloigne vers le fond du plateau et donc tourne le dos pour contempler la mer, Marie-Hélène Estienne indique simplement : « Approche-toi, la mer, c’est nous. » Aussitôt, celui-ci gagne la rampe et s’offre au regard. La scène est ainsi métamorphosée.
« Lorsqu’on voyage à l’occasion de tournées internationales, nous proposons souvent des workshops autour de L’Homme qui. Cette pièce a été jouée dans le monde entier, en Chine, au Japon, à New York… » déclare Marie-Hélène Estienne. Pour abonder dans son sens, Peter Brook défend son universalité : « elle a le caractère particulier de ne pas avoir de culture propre, de parler de et à tout le monde. » Précurseur en la matière, Brook n’a cessé tout au long de sa carrière de diriger des acteurs issus de diverses nationalités et de tous les horizons pour convoquer sur scène le monde de l’ailleurs. Au cours des répétitions, le texte continue à se réécrire, s’adapter, se malaxer, pour coller à l’origine et au vécu personnel des interprètes qui aujourd’hui s’emparent du matériau sous le regard avisé et bienveillant de ses créateurs. Un jeune comédien italien s’empare d’un tableau intitulé « Chanson japonaise » parce qu’il a été joué à la création par Yoshi Oïda. A la demande d’Estienne et Brook, il modifie la scène d’origine et convoque une chanson issue de son enfance dans Les Pouilles. A la suite, c’est le sociétaire de la Comédie-Française Bakary Sangaré, présent à l’atelier, qui repasse la scène en se remémorant cette fois l’univers musical du Mali qui lui est familier.
Il est merveilleux de voir comment Peter Brook arrive à faire naître le théâtre à partir d’une matière qui semble si minimale et essentielle. C’est bien sûr le résultat lumineux et fécond d’une longue quête de l’épure. Partir du dépouillement, de l’intimité et du temps présent est le centre du travail proposé. Peter Brook dit encore aujourd’hui avoir été « écœuré » par la nature grandiloquente du jeu des acteurs anglais de la Royal Shalespeare Company où il fit ses débuts. « Être comédien, débutant ou expérimenté, c’est développer une sensibilité, être touché et toucher en retour. Si l’acteur ou le spectateur n’est pas touché, alors l’expérience théâtrale n’a pas eu lieue. Cela se passe ainsi depuis l’âge grec où on parlait de catharsis, Stanislavski l’a aussi très justement démontré ». Les acteurs enchaînent les scènes au fil desquelles ils passent aisément du médecin au patient – un principe déjà existant dans la pièce d’origine. Au début, les comédiens font preuve d’une certaine dureté voire même d’une violence involontaire dans l’approche des situations portées au plateau. Peter Brook les réunit et dans une économie totale du discours, il leur donne comme seul mot-clé le terme « amitié » pour définir la relation existante entre les deux personnages. Plus tard, il nous explique : « Un patient est un être humain, il faut qu’il soit considéré avec une tendresse et une compassion naturelles, une réelle volonté d’écouter et d’aider ». Pour y parvenir, « il faut à nouveau chercher à provoquer une résonance en nous ». Du travail récent et toujours en cours autour de L’Homme qui, il se dégage déjà une empathie palpable, une puissante humanité.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
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