Depuis une vingtaine d’années, Émilie Flacher met la marionnette au service d’écritures contemporaines. Elle aborde ainsi les grands enjeux de l’époque, en particulier en matière écologique.
En pleine occupation de La Tannerie, scène de musiques actuelles de Bourg-en-Bresse dans l’Ain, Émilie Flacher n’a pu se rendre à Vitry-sur-Seine du 16 au 19 mars. Elle n’a pas pour autant renoncé à la résidence en milieu scolaire de sa compagnie Arnica, en partenariat avec le Théâtre Jean Vilar : entre militantisme et théâtre de marionnettes, l’artiste n’a jamais choisi et ne va sûrement pas commencer aujourd’hui. Persuadée que « la marionnette un rôle à jouer dans le renouvellement des écritures dramatiques », elle mène de front ses deux engagements. Elle est pour cela bien entourée, par des artistes auxquels elle a transmis ses méthodes, sa manière de placer jeu théâtral et marionnettes au même niveau, au service de textes contemporains.
À Vitry en ce mois de mars, ce sont ainsi les comédiens Pierre Tallaron et Jean-Baptiste Saunier qui assurent des ateliers d’initiation à la marionnette dans les classes du collège Jean Monod et de l’école Henry Wallon, tandis que Clément Arnaud joue Les Acrobates, l’une des trois fables courtes du cycle Lapin cachalot. Même absente, Émilie Flacher est bien là. Ses collaborateurs, ses marionnettes humaines et animales portent l’esthétique qu’elle développe depuis vingt ans à la tête d’Arnica. Ils expriment sa recherche d’un langage de corps, de mots et d’objets susceptible de dire le monde tel qu’il va et tel qu’il déraille. Tel qu’il est et tel qu’il devrait être.
Les débuts gelés d’une tête brûlée
Si le théâtre est présent dans les souvenirs d’enfance d’Émilie Flacher – « je me vois alors déjà plus metteure en scène que comédienne. J’aime regarder les autres jouer », dit-elle –, la marionnette vient plus tard. Lorsque, après une formation théâtrale, elle découvre l’univers d’Émilie Valantin, qui avec sa compagnie Théâtre du Fust – rebaptisée depuis à son nom – mêle travail sur la matière, sur le sens et sur le texte avec une subtilité qui touche la jeune Émilie comme le théâtre plus classique ne l’avait jamais touchée. « C’était en 1996 je crois. L’adaptation du Cid d’Émilie Valantin avec des marionnettes de glace est pour moi comme une révélation. À la fin de la représentation, je vais voir la metteure en scène et lui dis : c’est ce que je veux faire ». Son souhait ne tarde pas à se réaliser.
Émilie Valantin l’invite à ses côtés pour des stages qui confirment son intuition. Elle rencontre à cette période le marionnettiste et metteur en scène Alain Recoing, fondateur de l’école de Théâtre aux Mains Nues dont le travail la passionne aussi, notamment pour la relation forte au texte qu’il partage avec Émilie Valantin. À vingt ans, Émilie Flacher est « assez tête brûlée » : « J’avais besoin de faire des choses, beaucoup de choses, alors je les faisais. À l’époque, il n’était pas indispensable de faire de grandes écoles pour faire son chemin dans le spectacle vivant. Il existait de nombreuses structures intermédiaires, des tremplins, qui permettaient aux jeunes artistes de se faire connaître. Ces lieux ont pour la plupart disparu », regrette-t-elle. Le contexte qu’elle décrit lui permet de créer sa compagnie Arnica en 1998, alors qu’elle est encore étudiante en Master de Dramaturgie et écriture scénique à la faculté d’Aix-en-Provence, sous la direction de Danielle Bré. D’emblée, l’axe de recherche de la compagnie est fixé : « au gré des intuitions, des influences, des rencontres, des expérimentations, avec les acteurs-trices marionnettistes qui m’accompagnent, je cherche comment le langage de la marionnette déplace, invente de nouvelles écritures », formule Émilie Flacher dans une première mouture d’un texte à paraître dans la revue Europe.
Du fragment à la fiction
Les premières créations d’Arnica participent de l’expérimentation des formes qui agitent alors le milieu littéraire. « C’est l’époque des écritures fragmentaires, rhizomiques, qui témoignent d’une grande méfiance envers la fable », se rappelle la marionnettiste qui commence par monter des textes de Matéi Visniec, de Calaferte ou encore de Grégory Motton. Elle crée ensuite avec l’actrice marionnettiste Alexandra Vuillet Soliloques sur une planche à repasser d’après les poèmes dramatiques de Jean-Pierre Siméon. « D’un point de vue dramaturgique, comme beaucoup de marionnettistes à cette époque, nous construisons en assumant les fragments, les morceaux mis bout à bout, cherchant des correspondances, des résonances, des relations plus souterraines entre chacune d’entre elles », se rappelle l’artiste, qui voit dans cette pièce une « expérience fondatrice » dans son rapport au texte de théâtre et à la marionnette.
Embauchée dans les années 2000 dans le cadre d’un emploi jeune en tant que médiatrice culturelle au Centre de ressource pour l’écriture contemporaine en milieu rural, Émilie se familiarise avec des auteurs comme Philippe Minyana, Noëlle Renaude ou encore Michel Azama. Elle participe aussi aux rencontres nationales de la marionnette organisées à La Chartreuse de Villeneuve-lèz-Avignon par François Lazaro, qui s’interroge sur les liens possibles entre sa discipline et les écritures contemporaines. Elle y découvre notamment l’écriture poétique de Patrick Dubost, qu’elle croise avec la pensée du neurobiologiste Henri Laborit dans Mécanique des jours et des peines (2007). Et petit à petit, elle se tourne vers des récits moins fragmentaires, vers des fables qui portent sans s’en cacher un point de vue sur divers sujets d’actualité. « À une époque où le monde est fragmenté à l’extrême, où nous sommes gavés d’images diverses, je crois que nous avons besoin de récits structurés pour penser notre rapport au présent », dit-elle.
Retour à la nature
Depuis Bourg-en-Bresse, où sa compagnie est basée depuis ses débuts – en 2017, son Lieu de Fabrique est implanté au sein de l’INSPE, lieu de formation pour les enseignants –, Émilie Flacher met en scène depuis une dizaine d’années des fictions qui invitent à repenser notre relation à l’Autre. Né de rencontres faites par la metteure en scène lors de repas de quartier et autres fêtes dans les villages de sa région, le triptyque Écris-moi un mouton (2012-2014) interroge par exemple les traces laissées par la guerre d’Algérie. « Cette création marque pour moi un tournant dans mon rapport aux auteurs contemporains. Avec Sébastien Joanniez, nous rencontrons ensemble de nombreux Algériens en Algérie et en France, ainsi que leurs descendants. Il écrit à partir de ce travail. Je suis alors au cœur du processus d’écriture, ce qui transforme ma vision jusque-là assez sacrée de l’écriture théâtrale. Elle devient une matière sensible avec laquelle converser, dialoguer, et même me confronter », explique-t-elle.
Avant de poursuivre cet échange avec des auteurs contemporains, Émilie Flacher ressent la nécessité de s’essayer elle-même à l’écriture. « J’avais toujours vécu jusque-là comme une dissociation ma vie artistique faite de nombreuses tournées et mon quotidien en milieu rural. Avec Clairière (2017), la marionnettiste se rassemble. Elle réconcilie ces deux parts d’elle-même en interrogeant la relation entre son désir précoce de mise en scène et le choix de ses parents d’aller s’installer dans un village de l’Ain à la fin des années 60. Son questionnement prend la forme d’un conte autofictif où l’homme et la nature entretiennent une intimité qu’elle continuera de développer dans ses pièces ultérieures. Dans sa mise en scène de Buffles de l’auteur catalan Pau Mirò (2019), fable urbaine située dans une blanchisserie de Barcelone, où habite une famille de buffles. « La porosité entre l’homme et l’animal à l’œuvre dans cette pièce me permet d’explorer la distance acteur/marionnette d’une manière nouvelle ». Entre les disciplines qu’elle convoque, Émilie Flacher ne cesser de voyager.
Tomate égale homme égale cachalot
Avec son triptyque Lapin cachalot, c’est auprès d’un troupeau de moutons (L’Agneau a menti), au sein d’un groupe de cachalots (Les Acrobates) et sur les traces du sauvage au plus près de chez nous (T(e)r :::r/ie :::r) que l’artiste poursuit son aventure aux frontières de l’humain et de l’animal, sa quête d’une manière de « reconsidérer le vivant ». « On entre dans ce nouvel âge, appelé âge de l’anthropocène, temps de grande métamorphose nécessaire. Pour la première fois dans l’histoire du monde, la crise ne touche pas que les humains, mais tous les vivants, et elle remet en question en profondeur une pensée en place depuis plusieurs siècles : ce nouvel âge attend de nouveaux récits », développe-t-elle dans son article de la revue Europe cité plus tôt.
Avec ces trois fables animalières, elle reprend aussi son dialogue intense avec des auteurs contemporains : Anaïs Vaugelade, Julie Aminthe et Gwendoline Soublin écrivent leurs pièces dans un aller-retour entre l’atelier, le plateau et les classes de primaire et de collège auxquelles elles sont destinées. Car pour la première fois, Arnica s’adresse à la jeunesse, qui manque selon elle de grands récits où l’homme n’est pas placé au sommet du vivant. C’est encore pour proposer une alternative à cette hiérarchie qu’Émilie Flacher se lance dans une nouvelle pièce qui s’intitulera Notre Vallée, où en collaboration avec Julie Aminthe elle racontera l’histoire d’un vallon peuplé de toutes sortes de créatures. De légumes, d’hommes et d’animaux. Prévue pour 2022, cette création « pourra emprunter à la fantaisie, à l’anticipation, à l’imaginaire pour développer les rapports entre humains et non humains et devenir une vallée imaginaire » au pays d’Émilie.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
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