François Cervantes, au théâtre comme à la rue
À partir de l’histoire du Théâtre du Gymnase à Marseille, François Cervantes imagine un lieu de spectacle idéal. Un cabaret magnifique qui accueille le théâtre et la vie sous toutes ses formes. Un refuge pour toutes les douleurs, toutes les solitudes.
C’est sur un semi-mensonge que s’ouvre Le Cabaret des absents. « On ne va pas vous raconter une histoire, il y a une centaine de personnages mais il n’y a aucune histoire », annonce Catherine Germain en guise de prologue à cette nouvelle création de François Cervantes dont elle est l’actrice fétiche depuis la création de sa compagnie L’Entreprise, en 1986. Inspirée d’une histoire vraie, celle du Théâtre du Gymnase à Marseille sauvé de la destruction dans les années 70 par un industriel américain, la pièce a pour récit-cadre ce tout petit morceau du passé. À l’intérieur, Catherine Germain et cinq autres comédiens – Théo Chédeville, Louise Chevillotte, Emmanuel Dariès, Sipan Mouradian et Sélim Zahrani – déploient des récits plus minuscules encore. Le Cabaret des absents est une pièce gigogne pleine de bribes d’existences telles qu’on en trouve dans d’autres spectacles de François Cervantes : anonymes, solitaires, exilées.
Il est des mensonges utiles, et celui qui fait office de seuil au Cabaret et à cet article en fait partie. En défaisant d’emblée un certain horizon d’attente, il nous met un pied dans l’inconnu, tout en nous rassurant sur les risques encourus : les comédiens, le théâtre sont là pour nous accompagner dans l’aventure. Ils seront nos guides dans les méandres de la pièce. Ils seront aussi les méandres eux-mêmes, car à la manière du conteur ils ne cessent d’alterner entre narration et incarnation. Avec la présence de Catherine Germain et celle de protagonistes en marge de la société, des décalés, cette façon de mettre en avant les artifices du théâtre est au cœur de l’univers du metteur en scène. C’est ce qui lui permet de faire de la scène un carrefour de trajectoires qui n’auraient guère eu de chance de se croiser ailleurs, sans jamais nous illusionner tout à fait. Mais non sans nous émerveiller.
Refuge de très nombreuses errances et perditions, le cabaret de François Cervantes est un théâtre comme il n’en existe peut-être pas, mais comme on aimerait tant qu’il en soit. Si le récit du sauvetage du théâtre – jamais nommé dans la pièce – est basé sur des faits réels, ce qu’il devient par la suite est en effet le pur fruit de l’imaginaire de l’auteur et metteur en scène. « Ouvert tous les soirs, pour que les spectateurs puissent se mettre au chaud, trouver à boire et à manger », dit Catherine Germain – « comme un café », précise Sipan Mouradian –, il est aussi lieu de rencontre de nombreuses esthétiques à l’image des êtres qu’il attire. Au milieu de son récit choral souvent porté au pas de course par les comédiens, comme si chaque phrase était une balle qu’il ne fallait jamais laisser retomber ou un feu à attiser sans cesse, Le Cabaret des absents accueille régulièrement des numéros. À aucun moment il ne s’installe dans un genre ni dans un registre : il nous promène avec douceur de l’un à l’autre. Il nous bouscule tendrement, nous bouleverse.
Dans leur labyrinthe de formes et d’humanités diverses, François Cervantes et sa belle équipe ont l’art de ne jamais nous perdre complètement. Ils ont leurs flâneries, leurs désordres où se mêlent tout un tas d’inconnus et de menues choses de la rue, mais ils ont aussi leurs fils rouges qu’ils tiennent tous ensemble du début à la fin. L’enfant Tagada, par exemple, abandonné par ses parents repartis dans leur Kabylie, est un repère que l’on ne perd pas de vue. On suit ses transformations, toutes étroitement liées au théâtre dont il devient l’un des artistes, aux côtés de deux clowns – dont Catherine Germain en Arletti, délicieux clin d’œil à de beaux spectacles passés de la compagnie –, d’un danseur à plumes, d’un magicien qui fait dire à ses trois cordes des choses incroyables, d’une diva géante ou encore d’un dresseur d’oiseaux miniature. C’est un cabaret de curiosités que nous offrent les comédiens avec les moyens du bord qui ne sont pas bien grands. Mais attention, pas dans le sens que l’expression a pu avoir dans le passé : si les originaux s’exhibent, c’est non pas pour susciter le voyeurisme et autres vilaines tendances, mais pour éveiller l’envie d’aller vers l’Autre si joliment présent dans tous les spectacles de François Cervantes que nous avons pu voir.
Des morts de fraîche et de plus ancienne date s’invitent aussi à la fête, ainsi que des personnages qui ne mettront jamais les pieds dans le théâtre. On se rappelle Prison possession (2014), où l’auteur et metteur en scène convoquait, invoquait sur scène un prisonnier avec lequel il avait entretenu une longue correspondance. On pense aussi au Rouge éternel des coquelicots (2019), où Catherine Germain rendait présente une femme qui au moment du spectacle tenait son snack des quartiers Nord de Marseille. Le théâtre de Cervantes relie tous ceux qu’il peut, surtout les plus éloignés. Le surréaliste, l’incroyable que cela provoque sont le cadet de ses soucis. C’est un théâtre d’utopies, dont le fou et poétique cabaret de ce spectacle est davantage qu’une métaphore magnifique. Le rêve de François Cervantes s’ancre pleinement dans la réalité : c’est en effet au Théâtre du Gymnase que nous avons eu la chance de voir une représentation du spectacle, avec quelques professionnels. Pour permettre la rencontre avec le public marseillais qui n’a pu cette fois avoir lieu, le directeur de ce lieu a décidé de reporter les travaux prévus en septembre. Serait-il, lui aussi, un personnage de la pièce ? Le rêve continue.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Le Cabaret des absents
Texte et mise en scène : François Cervantes
Avec : Théo Chédeville, Louise Chevillotte, Emmanuel Dariès, Catherine Germain, Sipan Mouradian, Sélim Zahrani
Création son et régie générale : Xavier Brousse
Création lumière : Pierre Jacot-Descombes
Régie lumière : Bertrand Mazoyer
Création costumes, masques et perruques : Virginie Breger
Construction : Cyril Moulinié
Production : L’entreprise –cie François Cervantes
Coproductions : Les Théâtres –Gymnase-Bernardines, Marseille, MC2 Grenoble, Le Domaine d’O –Montpellier, Pôle des Arts de la Scène, Friche La Belle de Mai
Partenaire de production : SCIC -Friche La Belle de Mai
Avec La participation artistique du Jeune Théâtre National
Avec le soutien de : Ministère de la Culture – DRAC PACA Conseil Régional SUD – Provence Alpes Côte d’Azur, Conseil Départemental des Bouches du Rhône, Ville de Marseille
Off 2021
Le 11 – Avignon
Jusqu’au 29/07
Relâches les 12, 19 & 26
à 22h30 – salle 1
Bravo