Au Théâtre Nanterre-Amandiers, le metteur en scène suisse prouve qu’il est encore et toujours maître en son royaume, où d’une sublime et touchante mélancolie fleurissent tous les possibles.
Dans l’officine de Christoph Marthaler, tout est bien rangé, très bien rangé, trop bien rangé, peut-être. Le revêtement au sol est, certes, un peu passé de mode, mais il est si propre que, si l’envie se manifestait, il serait possible d’y déjeuner. Classées par organe ou par phénomène physiologique, les boîtes de médicaments sont méticuleusement alignées en rang d’oignon, comme si un maniaque venait d’y faire une descente. Il faut dire que la clientèle, potentiellement vectrice de désordre, ne se bouscule pas au portillon, et que, en parallèle, cinq pharmaciennes s’échinent à remettre de l’ordre à ce qui n’en a, manifestement, nul besoin. Chez elles, rien ne dépasse et tout transpire, jusque dans leurs coiffures et leurs lunettes, la sévérité. Embarquées dans une chorégraphie on-ne-peut-plus précise, elles s’affairent parmi les étagères, derrière le comptoir, sur de petites tables, tout en prodiguant leurs conseils, images à l’appui, pour soigner la mycose des ongles de pieds. Comme déshumanisées, presque robotisées, elles vont et viennent au rythme d’un staccato langagier qui impose une cadence militaire, et mettent même à la porte, comme une poignée de sottises, le seul client qui a osé se présenter. Dans l’officine de Christoph Marthaler, tout est bien huilé, très bien huilé, trop bien huilé, peut-être.
Alors, comme souvent chez le metteur en scène, la belle mécanique va tendre, peu à peu, à se gripper. Au-delà de la pharmacienne la plus âgée qui, de temps en temps, et en cachette, s’adonnait déjà à des petites pauses musicales au comptoir, les boîtes de médicaments vont se faire la malle, la fontaine à eau prendre la poudre d’escampette, les plombs sauter, les vidéos promotionnelles se mettre à dérailler et le quintette féminin être pris, à son corps défendant, de spasmes chorégraphiques et lyriques, à base, pêle-mêle, de Mozart, Satie, Schubert ou Tchaïkovski. C’est que l’environnement subit, en sous-main, l’influence de Dieter Roth, ce plasticien suisse spécialiste de la conception périssable de l’art et de la matière, dont Christoph Marthaler a fait un compagnon de route et dont il s’est plus particulièrement inspiré pour nourrir ce Das Weinen. Ses assauts textuels, proches du non-sens si cher au metteur en scène, agissent comme autant de grains de sable qui, sous leurs airs parfois abscons et sortis de nulle part, d’une discussion sur un échange de faux-filets à une négociation autour des orifices, permettent aux pharmaciennes de refaire corps, de retrouver leur humanité et de se délivrer d’un quotidien devenu, les notices de médicaments faisant foi, plus abêtissant et absurde qu’il n’y paraissait.
Cette expérience, Christoph Marthaler, et c’est là son coup de génie, l’impose, à travers son spectacle, à son propre public. D’abord fondamentalement déstabilisé par un enchaînement de séquences qui semblent tirer à hue et à dia, il ne peut accéder à la beauté qu’au prix d’un lâcher-prise, que par l’acceptation de ces fameux « grains de sable » qui, loin de faire dérailler l’ensemble, permettent d’être conduit à bon port. Cimenté par cette touchante et sublime mélancolie qui fait la marque de fabrique du metteur en scène suisse, le tout est conçu comme un puzzle qui, mu par une certaine maestria dramaturgique, se reconstitue progressivement et ne délivre toute sa puissance qu’une fois totalement assemblé. Se jouant souvent de ses spectateurs, avec ses vraies et ses fausses pièces, et même ses « fausses fins de la vraie pièce », bien conscient que, parfois, il les malmène, Marthaler leur offre, malgré tout, un champ des possibles salvateur, et d’une beauté intime et renversante dans les dernières encablures, en mesure, grâce au talent de sa troupe de comédiennes, toutes remarquables, d’ouvrir une voie nouvelle, d’accueillir l’autre, de sortir de l’individualisme pour refaire collectif, de s’autoriser à rêver à ce qui semblait interdit ; et l’art, dans ce beau projet, a bel et bien toute sa part.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Das Weinen (Das Wähnen)
Mise en scène Christoph Marthaler
D’après l’œuvre de Dieter Roth
Avec Liliana Benini, Magne Håvard Brekke, Olivia Grigolli, Elisa Plüss, Nikola Weisse, Susanne-Marie Wrage
Scénographie Duri Bischoff
Costumes Sara Kittelmann
Son Thomas Schneider
Lumières Christoph Kunz
Dramaturgie Malte Ubenauf
Direction musicale Bendix DethleffsenProduction Schauspielhaus Zürich
Coproduction ERT – Emilia Romagna Teatro Fondazione – Modène ; Théâtre Nanterre-Amandiers, centre dramatique national ; Bergen International Festival ; Théâtre Vidy-Lausanne ; International Summer Festival Kampnagel – Hambourg
Avec le soutien de la Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia et de la Fondation Georg et Bertha Schwyser-Winiker
Coréalisation Nanterre-Amandiers, centre dramatique national ; Festival d’Automne à ParisDurée : 1h45
Théâtre Nanterre-Amandiers, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
du 6 au 10 octobre 2021
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