Au Théâtre de la Bastille, le collectif flamand combine L’Avare et Le Bourgeois gentilhomme, et aiguise avec brio et gourmandise la puissante mécanique comique du dramaturge français.
Sous l’influence du tg STAN, la scène du Théâtre de la Bastille se transforme en arène. Éclairé par un carré de néons, entouré par des chaises, le plateau devient un lieu où tous les coups semblent permis, où les répliques de Molière fusent à la manière d’uppercuts décochés à tire-d’aile. Près de vingt ans après Poquelin, construit à partir du Malade imaginaire, du Cocu imaginaire, du Médecin malgré lui et des Égotistes – une pièce qui n’existe pas en tant que telle, mais qui contient des scènes des Précieuses ridicules, des Femmes savantes et de L’Avare –, le collectif belge a décidé de remettre le couvert et de réinvestir l’œuvre du plus célèbre des dramaturges français. Pour ce second round, logiquement intitulé Poquelin II, les trublions flamands ont jeté leur dévolu sur L’Avare et Le Bourgeois gentilhomme, combinées en une seule et même soirée, déroulées en un seul et même mouvement long de trois heures – sans entracte.
Cet attelage n’a rien d’un hasard tant il met en parallèle et en miroir les personnalités de deux hommes qui, chacun à leur façon, ont l’allure de tyrans domestiques. D’un côté, règne Harpagon, l’Avare, plus préoccupé par sa santé financière, et le devenir de sa précieuse cassette, que par le bonheur de ses enfants, Élise et Cléante, qui souhaitent convoler en justes noces avec Valère et Mariane ; de l’autre, officie Monsieur Jourdain, le Bourgeois gentilhomme naïf et vaniteux, prêt à répudier sa femme au profit de la marquise Dorimène et à compromettre l’avenir amoureux de sa fille, Lucile, pour tenter de devenir noble. Aveuglés par leur égoïsme, ridiculisés par leurs entourages respectifs qui se jouent d’eux pour parvenir à leurs fins, ils incarnent à leurs corps défendant les deux mamelles qui nourrissent le mépris de l’aristocratie pour la bourgeoisie : l’accumulation du capital pour le premier et le manque de culture, au sens très large, pour le second. Moqués par Molière, ils ne le sont pas moins par les membres du tg STAN qui profitent de l’architecture savante dessinée par le dramaturge pour, à leur tour, se payer leur tête.
Comme à leur habitude, les flamands ne lésinent sur aucun moyen pour faire les œuvres à leur main. Tout en conservant la langue de Molière, ils coupent, décapent, improvisent parfois, jusqu’à faire ressortir leur fabuleuse et imparable mécanique comique. Avec un goût certain, mais habilement calculé, pour l’outrance, notamment dans L’Avare, ils convertissent chaque réplique en saillie et chaque rebondissement dramaturgique, par moments si grossiers qu’ils en deviennent naturellement grotesques, en tremplin pour faire lentement, mais sûrement, décoller l’ensemble dans un univers proche de la farce. Débarrassés des oripeaux dont ils sont parfois bardés, les textes de Molière apparaissent alors pour ce qu’ils sont : une formidable machine à rire, parfois aux éclats, alimentée par une série de relations souvent dysfonctionnelles qui en disent long sur les méandres complexes de la nature humaine. À ce titre, les STAN ne cherchent d’ailleurs à invectiver, ni à condamner personne, pas même Harpagon ou Monsieur Jourdain, mais utilisent seulement leurs traits, qui font d’eux des figures, comme vecteurs d’humour.
Du dîner fastueux organisé pour épater Dorimène à la cérémonie du grand mammouchi, en passant par les leçons ridicules dispensées au Bourgeois, ils font feu de tout bois pour enflammer le plateau. Après une courte phase de rodage, leur jeu, en dépit d’un accent flamand auquel il faut s’habituer et de quelques accroches textuelles au soir de la première, paraît si naturel qu’il offre aux pièces de Molière une clarté et une acuité ultra-contemporaines, et tend, sans pour autant les affaiblir, à désacraliser les personnages. Dans un décor dépouillé qui s’inscrit dans la plus pure tradition du théâtre de tréteaux et permet de mettre la performance scénique au centre de tout, Jolente De Keersmaeker, Els Dottermans et Damiaan De Schrijver mènent la danse dans leurs rôles respectifs d’Élise et Dorimène, de Frosine et Madame Jourdain, et de Maître Jacques et Monsieur Jourdain. Si les autres comédiens ne paraissent pas toujours aussi à l’aise que cet impeccable trio de tête, tous parviennent à mettre les personnages de Molière à notre hauteur, à faire d’eux nos parents, nos cousins, nos voisins, nos amis ou nos ennemis, avec ce petit soupçon de caricature qui les rend, à bien des égards, irrésistibles.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Poquelin II
Textes L’Avare et Le Bourgeois gentilhomme de Molière
Avec Jan Bijvoet, Jolente De Keersmaeker, Damiaan De Schrijver, Els Dottermans, Bert Haelvoet, Willy Thomas, Stijn Van Opstal
Lumières Thomas Walgrave
Costumes Inge Büscher
Décors tg STANProduction tg STAN
Coproduction Centre dramatique national Besançon Franche-Comté ; Nuits de Fourvière – Lyon ; Théâtre de Lorient – Centre dramatique national ; Théâtre populaire romand – La Chaux-de-Fonds ; Théâtre Garonne – Scène européenne (Toulouse) ; Le Parvis – Scène nationale Tarbes Pyrénées ; Comédie de Genève
Coréalisation Festival d’Automne à ParisDurée : 3h (sans entracte)
Théâtre de la Bastille, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
du 8 au 19 décembre 2022
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