Sous le regard débordant d’empathie de Thomas Ostermeier, l’auteur Edouard Louis joue Qui a tué mon père au Théâtre des Abbesses et franchit ainsi une étape supplémentaire dans la mise à nu déjà opérée à travers ses trois récents romans. En portant à la scène ses propres mots, il livre une performance aussi sensible que sincère.
Silhouette adolescente, en simple sweat à capuche, jean, baskets, posté devant l’écran de son ordinateur ou devant un pied de micro, Edouard Louis adopte le sérieux de l’écrivain au travail comme les attitudes gamines de l’enfant qu’il était. Tour à tour sombre, enjoué, dur, léger, provocateur, compatissant, c’est avec beaucoup de nuances et de justesse qu’il retrace son jeune parcours. Derrière lui, un large écran pour seul décor projette des routes et des routes à l’infini comme autant de chemins qu’il a cherché à fuir ou à tracer pour mieux avancer, échapper, se construire, être ce qu’il est. Ainsi défilent des paysages de campagne étale, froide et laide sous la brume et la bruine. Lorsque cette morne grisaille disparaît, c’est pour céder la place à des tonalités subrepticement plus pop acidulées, celles des tubes adolescents de Britney Spears à Céline Dion, sur lequel se déchaîne frénétiquement le garçon dans sa chambre en secret.
Stanislas Nordey, commanditaire et premier interprète de Qui a tué mon père en 2018-2019 – un texte spécialement composé pour le théâtre donc – mettait l’accent sur la force contestataire du livre pamphlétaire articulée de manière frontale, bouillonnante, véhémente, avec toute la puissance analytique qu’on lui connaît. Maintenant que son auteur prend lui-même en charge ses mots au plateau, c’est forcément l’authenticité et l’hypersensibilité de la parole vécue qui priment. Moins matinée de colère que d’une étrange douceur mêlée à une palpable gravité, le discours se fait entendre sur le ton presque feutré de la confession et de la possible réconciliation.
Thomas Ostermeier qui a déjà monté Histoire de la violence avec sa troupe d’acteurs de la Schaubühne à Berlin, poursuit son compagnonnage avec Edouard Louis en lui offrant l’occasion de monter pour la première fois sur scène et d’incarner en chair et en os le récit de sa vie. Sa mise en scène se propose comme l’ouverture d’un album de famille. Elle pénètre l’espace de la mémoire et la réminiscence. L’acteur y dévoile une large part de son enfance. Peu de moments heureux émaillent cette période délicate de la découverte et de la construction de soi. Les souvenirs affleurent comme des flashs. L’un d’eux, raconté de manière diffractée et obsessionnelle revient comme un leitmotiv : celui d’une soirée au cours de laquelle, devant quelques invités attablés, le jeune garçon improvise avec quelques camarades un faux concert au cours duquel il imite la chanteuse du groupe Aqua. Ce jeu d’enfant, évidemment non blâmable, insupporte son père enfermé dans le mépris convaincu du moindre signe de féminité chez un homme et le rejet catégorique de l’homosexualité.
On devine l’écrasante présence de ce père, figure honnie autant qu’aimée, à travers le vieux fauteuil recouvert d’un plaid qui est placé à l’avant-scène se dérobant au regard. L’homme bourru inspire la honte et la crainte avant de devenir un corps souffrant, prématurément broyé par le travail et la pauvreté, puis se voit ériger en représentant édifiant de la maltraitance politique contre laquelle toute la classe populaire infériorisée, opprimée, sacrifiée, doit vainement lutter. Il permet alors la dénonciation d’une réalité sociale impossible à ignorer. Cette dimension accusatrice du texte d’Edouard Louis est ingénieusement mise en scène par Ostermeier comme un étonnant rituel d’exorcisme mené par l’adulte-enfant en cape et masque de super héros, fabricant une sorte de tableau de chasse où trônent les « dominants », à savoir les femmes et hommes politiques qui selon lui sont hautement responsables de la dégradation de son père. Les photos de Chirac, Sarkozy, Hollande, Macron sont suspendues à un fil et enfumées d’autant d’invectives que d’assourdissants pétards. C’est d’ailleurs sur le besoin d’une révolution que se conclut la performance qui bouscule et émeut.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Qui à tué mon père ?
DE ET AVEC Édouard Louis MISE EN ESPACE Thomas OstermeierVIDEO Sébastien Dupouey, COLLABORATION VIDÉO Marie Sanchez, MUSIQUE Sylvain Jacques,DRAMATURGIE Florian Borchmeyer, LUMIÈRE Erich Schneider
Coproduction Schaubühne – Berlin / Théâtre de la Ville – Paris
Durée: 1h20
Les Abbesses Théâtre de la Ville – Paris
Du 09 au 26 sept. 2020 à 20h
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