Pour les artistes et les théâtres, les technologies numériques ont pris une place centrale pendant la période de confinement. Avant que les théâtres ne puissent être pleinement réinvestis par leurs publics, elles vont continuer à jouer un rôle important. Lequel ? Loin des injonctions présidentielles à la pratique de la captation, chacun a sa réponse à inventer.
Le débat autour de l’application StopCovid, qui doit permettre de tracer les contacts avec des personnes diagnostiquées positives, a mis en avant l’urgence d’interroger la place du numérique dans l’intime et dans la société. À l’issue du confinement, où internet a été le medium principal de création et de diffusion d’œuvres, la question se pose aussi à l’endroit du spectacle vivant. Lors de son intervention du 6 mai, où il esquissait son « plan pour la culture », Emmanuel Macron évoquait à plusieurs reprises, entre un moulinet de bras et un retroussage de manches, la possibilité de réaliser des « captations », sans davantage de précision.
L’idée de représentations filmées en huis clos, pour être ensuite consommées sur nos écrans, s’accompagne pour le critique de tristesse et de consternation. Peut-on dire quoi que soit d’un geste artistique conçu et reçu dans ces conditions ? De quoi est-on vraiment spectateur lorsqu’on regarde un tel objet ? Questions qui nous ont menés à la rencontre de trois personnes familières du croisement entre art et numérique : l’auteur et metteur en scène Benjamin Abitan, la directrice du Centre Wallonie-Bruxelles (CWB) Stéphanie Pécourt et le directeur du Théâtre Nouvelle Génération (TNG) Joris Mathieu. Leur réflexion nous mène loin des « captations » présidentielles.
La créativité contre la diffusion
Pour Benjamin Abitan – lire ici notre entretien complet –, l’enthousiasme d’Emmanuel Macron à l’endroit des captations de spectacles « indique une méconnaissance et un relatif manque d’intérêt pour ce qui fait nos métiers ». « Je trouve un peu tordue cette façon de s’appuyer sur le confinement, qui de fait étrangle tout le secteur, pour parler avec emphase d’une révolution de l’accès à la culture et déployer toute une rhétorique de l’aubaine en employant sans cesse le mot ‘’inventer’’ », dit l’artiste qui devait créer au Théâtre du Train Bleu à Avignon Tragédie, qui se déroule entièrement sur une célèbre messagerie instantanée. Ce qui lui fait redouter que ce spectacle, qui sera finalement créé à l’automne, soit vu comme une réponse à une quelconque injonction. Si elle ne met pas en contact acteurs et spectateurs, Tragédie est une pièce à part entière, où cette séparation physique fait partie de la dramaturgie. C’est, explique l’artiste, « une expérience radicale de la médiation, mais ce n’est en aucun cas un dispositif modèle censé permettre de produire d’autres spectacles ».
Comme Benjamin Abitan, Joris Mathieu prône à la tête de sa compagnie Haut et Court comme du TNG à Lyon une utilisation créative des nouvelles technologies – « image virtuelle, intelligences artificielles, systèmes de création et de diffusion numériques », lit-on sur le site internet du lieu. En tant que moyen de diffusion massive de contenus, le numérique ne l’intéresse guère. S’il a fait de cet outil l’un des axes majeurs de son Centre dramatique « nouvelle génération », c’est pour s’« immerger au plus près des œuvres et ‘’imaginer demain’’ à travers des propositions destinées à l’enfance et à la jeunesse ainsi qu’aux adultes ». Selon ce principe, Joris Mathieu a opté en confinement pour des adaptations sonores de ses pièces Hikikomori – Le refuge et Moi, les mammouths. « Sans avoir de position dogmatique sur le sujet, il me semble que penser pouvoir toucher un nombre important de personnes avec des vidéos est un leurre. Face aux grandes plateformes qui ont eu un grand impact pendant cette période, les théâtres sont à mon avis condamnés l’invisibilité ». À la réouverture du TNG, il entend poursuivre le projet artistique qu’il y mène depuis 2015, et « accentuer la politique de soutien pour la production d’œuvres hybrides ».
Objectif : hybridation
Au Centre Wallonie-Bruxelles à Paris, Stéphanie Pécourt défend elle aussi cette idée d’hybridité, de complémentarité entre l’œuvre réelle et son expérience et son pendant numérique. Ce qu’elle a réalisé en confinement à travers la création d’une rubrique sur le site du CWB et les réseaux sociaux intitulée « La 25ème heure », afin de « valoriser les projets qui ont été différés pour cause de ce dont toutes et tous sur cette planète nous nous souviendrons… », écrit-elle dans une newsletter. « Cette rubrique – qui n’avait pas vocation à se substituer au vécu mais à donner à rencontrer les univers des artistes présenté.e.s dans cette saison d’une façon alternative – a également donné à découvrir via des portraits et interviews les complices avec lesquels cette saison virale s’est opérée in-situ et hors les murs », poursuit-elle.
Grâce aux textes écrits pour l’occasion, on découvre par exemple l’univers d’ Amélie Derlon Cordina, dont les films Le Terrier et Saint’s Game devaient être projetés dans la première édition d’un nouveau cycle développé au CWB : « 25 ARTS SECONDE », dédié aux films d’artistes et aux films sur l’art, dont la première édition initialement prévue en avril 2020 est reportée au mois de novembre de la même année. Un film et un entretien de Brognon Rollin font naître le désir de parcourir l’exposition SIGNAL Espace(s) réciproques créée à la Friche Belle de Mai à Marseille sous l’initiative du CWB, dans le cadre de sa première Saison parallèle. Ainsi que la première exposition monographique muséale dédiée à l’artiste et produite par le Mac Val. Le numérique ouvre la voie au réel, et inversement.
Vers une technologie qui libère
Parmi les artistes de « La 25ème heure, certains proposent des performances inédites en direct. Théo Casciani a présenté le 21 mars sur Twich une étape de son nouveau projet Fade to Grey qui prendra plus tard la forme d’une fête, d’un livret puis d’un opéra. Et le 13 mai à 19h, l’auteur et performeur belge francophone Antoine Boute nous livre en collaboration avec Actoral à Marseille un « tutoriel biohardcore pour se déconfiner l’existence ». Dans l’esprit cyber-punk qu’elle cultive au CWB – lire sur le sujet cet excellent entretien sur le site belge Pointculture –, Stéphanie Pécourt va poursuivre au-delà de la période de confinement ce travail d’augmentation des expositions et autres événements du Centre. « Ce pour quoi les artistes seront bien sûr rémunérés. Travailler pour le web et pour une exposition sont deux choses très différentes, et cela doit être pris en compte par les directeurs de lieux qui s’engagent dans cette voie ».
Comme elle, Joris Mathieu va lui aussi poursuivre son utilisation des outils numériques « au service du progrès, contre le libéralisme digital qui nous guette ». « Il est important de se positionner individuellement et collectivement contre cette menace. En ce qui concerne les directeurs de Centres Dramatiques Nationaux dont je fais partie, je crois la période propice aux débats sur le sujet, et de manière plus générale sur le fonctionnement de notre secteur. C’est l’occasion de dire l’urgence de desserrer l’étau du quantitatif imposé au théâtre public pour se concentrer sur le qualitatif ».
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
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