Simon McBurney et Simon Rattle signent au Festival d’Aix-en-Provence un fort beau, presque trop beau, Wozzeck. Largement esthétisé, l’âpre et lugubre chef d’œuvre de Berg se voit doter d’une riche et profonde sensibilité.
En s’emparant du chef-d’œuvre lyrique de Berg inspiré de la pièce de théâtre du jeune Büchner, le metteur en scène britannique Simon McBurney aborde sur la scène d’opéra des thèmes qui lui sont chers et qui reviennent d’ailleurs comme des leitmotivs dans son œuvre théâtrale : détresse humaine, misère quotidienne, violence de l’exclusion, humiliation, injustice sont autant d’éléments dont Wozzeck se fait une peinture inouïe et sans fard. La pièce est inspirée d’un sordide fait divers survenu à Leipzig où un soldat anciennement barbier et démobilisé assassine sa compagne dans un accès de folie et de jalousie. Si Büchner tisse cette tragique histoire dans une succession de courtes séquences fragmentaires, dont certaines ne sont qu’à peine esquissées, Berg recherche quant à lui plus d’unité formelle. Sa composition en trois actes fait s’emboîter les uns dans les autres quinze tableaux dont le montage, au sens cinématographique, tend à renforcer la cohérence et la continuité. C’est aussi ce que cherche à son tour Simon McBurney dans une mise en scène qui assure pleinement la fluidité du déroulement du drame.
Dans un spectacle faussement sobre, le metteur en scène allie une certaine modernité formelle à un vrai sens de la narration, et ce avec un talent à convoquer des images empruntes d’allusions à la peinture, au cinéma et à la photographie, avec un usage de la vidéo qui capte sur le vif des instantanés de vie projetés sur les hauts murs carcéraux qui délimitent l’espace pauvre en couleurs, noir comme les ténèbres, rouge comme le feu et le sang. Dans un mouvement concentrique et cinétique, le plateau fait pénétrer dans un univers mental de nuit et d’enfermement. Au centre, une simple porte autour de laquelle le monde gravite. Symboliquement, ce passage exigu et précaire dit toute l’exclusion subie par les protagonistes. Marie et son enfant dorment devant, couchés à même le sol. La fête bat son plein au bar de la ville où les soiffards dansent et où Wozzeck reste sur le seuil.
La violence qui caractérise la réalité représentée n’est pas absente. Une atmosphère de danger, de perte, s’installe de manière à la fois concrète et poétique. Tout est de belle facture et extrêmement léché dans ce travail indéniablement fin et habile, mais un peu trop consensuel, auquel il manque une part plus importante de rugosité et de brutalité. Moins imaginatif que La Flute enchantée créée au Festival d’Aix il y a une dizaine d’années, le Wozzeck de McBurney ne réinvente pas l’œuvre mais touche au cœur et à l’âme. il ne saurait tout de même rivaliser avec les productions marquantes qu’ont proposées ailleurs Dmitri Tcherniakov ou Christoph Marthaler.
De la même manière en fosse du Grand Théâtre de Provence, Simon Rattle et un London Symphony Orchestra de velours rendent lyriques et mélodieuses les nerveuses dissonances et discordances de Berg. Avec une subtilité virtuose, ils tirent la partition éruptive vers le post-romantisme plutôt que l’expressionnisme au moyen de détails et de raffinements comparables à de la musique de chambre. La force de leur interprétation musicale tient à cette lecture moins chaotique que délibérément organique. Rarement entend-t-on cette musique si douce, douloureuse, déchirante. Le baryton allemand Christian Gerhaher est tout aussi magnifique dans le rôle-titre qu’il interprète d’une façon humble et puissante. C’est l’un des meilleurs Liedesänger actuel, et il restitue l’intelligibilité sensible de chaque note et chaque mot. Contrecarrant la fulgurance du héros décrit d’emblée comme quelqu’un qui « court comme un rasoir ouvert », il impose davantage une présence scénique stoïque et hagarde pour mettre en avant l’insoutenable solitude de l’être démuni et vulnérable qu’est Wozzeck. Toujours présent, mais à l’écart, il finit par disparaître lentement par le simple usage d’une trappe qui l’engloutit comme la vase de l’étang dans lequel il se noie. Également bouleversante, la soprano suédoise Malin Byström fait une Marie aussi douce que vibrante, solide et fragile face aux assauts virils du Tambour-Major de Thomas Blondelle. Les nombreux seconds rôles sont tous magnifiquement tenus. Corps et voix s’accordent totalement pour susciter une vive émotion.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Wozzeck
Opéra en trois actes d’Alban Berg
Livret du compositeur d’après le drame Woyzeck de Georg Büchner dans l’édition de Karl Emil Franzos (1879)
Direction musicale Sir Simon Rattle
Mise en scène Simon McBurney
Avec Christian Gerhaher, Malin Byström, Thomas Blondelle, Brindley Sherratt, Peter Hoare, Kang Wang, Héloïse Mas, Matthieu Toulouse, Tomasz Kumięga
Dramaturgie Gerard McBurney
Décors Miriam Buether
Costumes Moritz Junge
Lumière Paul Anderson
Vidéo William Duke
Chorégraphe, collaboratrice à la mise en scène Leah HausmanChœur Estonian Philharmonic Chamber Choir
Chef de chœur Lodewijk van der Ree
Maîtrise Maîtrise des Bouches-du-Rhône
Chef de chœur Samuel Coquard
Orchestre London Symphony OrchestraNouvelle production du Festival d’Aix-en-Provence en coproduction avec le Teatro Di San Carlo (Naples)
Durée : 1h40
Festival d’Aix-en-Provence 2023
Grand Théâtre d’Aix-en-Provence
les 7, 10, 13, 18 et 21 juillet, à 20h
Diffusion le 13 juillet sur France musique et ARTE/ARTE Concert
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