Avec Toute nue, Émilie Anna Maillet de la compagnie Ex voto à la lune signe une variation enlevée sur Feydeau et Norén.
Relier dans un même spectacle l’auteur dramatique contemporain suédois Lars Norén et le représentant du vaudeville Gustave Feydeau : la démarche peut sembler étonnante, et l’on pourrait soupçonner que ce geste produise une dramaturgie au chausse-pied. Il n’en est rien, et avec Toute nue, Émilie Anna Maillet articule avec fluidité les langues des deux auteurs. Pour ce spectacle, la metteuse en scène – rompue autant aux textes classiques (Marivaux, William Shakespeare, etc.) que contemporains (Eugène Durif, Jon Fosse, Jean-Claude Carrière, etc.) – réunit en effet des extraits de Mais n’te promène donc pas toute nue ! de Feydeau (pièce créée en 1911) et de La Veillée, Détails, Démons et Munich-Athènes de Norén (pièces écrites entre 1984 et 1999).
À partir de ces différents matériaux, Émilie Anna Maillet réalise un travail de mixage. De Feydeau, elle prend le contexte – soit la visite chez le député Ventroux et son épouse d’un journaliste du Figaro ; ainsi que de Hochepaix, maire de Moussillon-les-Indrets et adversaire politique – et le situe dans notre époque contemporaine, en replaçant au centre les enjeux politiques et médiatiques qui obsèdent Ventroux. Ainsi, lorsque le spectacle débute, nous sommes dans le salon des Ventroux. Meublé sommairement d’un fauteuil de bureau et d’une batterie située au centre – où le musicien-domestique accompagnera les joutes verbales entre les protagonistes – le salon est entouré de parois donnant accès aux autres pièces de la maison. Assis dans son fauteuil, le député enchaîne les rendez-vous par Skype avec ses alliés, les conversations étant projetées sur un mur situé à jardin. Débarque alors l’épouse de Ventroux, qui revient d’un mariage auquel elle assistait en tant qu’épouse du député. Se plaignant de la chaleur, elle se dévêt progressivement, en dépit des remontrances de son mari. L’arrivée d’abord du journaliste du Figaro et de son cameraman, puis de Hochepaix, ne changeront rien à son comportement. Pire, elle ne va cesser de revenir dans le salon – alors que son mari l’en congédie à chaque fois – peu vêtue, allant jusqu’à la nudité totale.
Tout le spectacle se fonde sur la reprise de cette situation, qui avance au fil de sa répétition. Soit Ventroux devant assumer sa position politique (face aux journalistes comme face à son adversaire), et coupé dans ses échanges par les surgissements inopinés de sa femme. En cela le sous-titre du spectacle « variation Feydeau Norén » prend tout sons sens : le motif est le même – la tentative de Ventroux de ne pas perdre la face et de travailler à son auto-promotion – mais il se transforme progressivement, évolue. Ce travail d’écriture rigoureux impeccablement interprété par les comédiens amène à investir toute la maison. Outre le salon, les échanges se déploient dans la cuisine située à cour, une pièce à jardin, dans la salle d’eau en fond de scène, et jusqu’aux alentours de la salle de spectacle. Manière de jouer avec le motif fondateur, cet investissement habile de l’espace renvoie également à la contamination de l’espace privé par l’espace public. L’intrusion dans le cadre intime des Ventroux est soulignée par le retour récurrent du journaliste du Figaro et de son cameraman comme par l’omniprésence de la vidéo, projetant sur les parois de la scénographie les échanges.
Il y a également le travail sur la langue : tandis que les discussions entre Ventroux et Hochepaix et le journaliste du Figaro patinent et progressent laborieusement, dans des reprises incessantes des mêmes dialogues (tirés de Feydeau), les interventions de l’épouse (majoritairement extraites de Norén) sont claires et tranchées. Sa rébellion est alimentée par la présence des impératifs politiques et médiatiques qui prennent le pas sur sa vie intime – « Je suis chez moi, c’est vous qui n’avez pas besoin d’y être ! » lance-t-elles aux importuns. Reprenant son mari qui la traite comme un animal ou un objet décoratif, désireuse d’être reconnue comme un être à part entière, elle s’impose. Sa nudité considérée comme obscène est une réponse à une autre obscénité : le comportement de Ventroux mu par la seule ambition. Si la référence aux Femen est un brin appuyée, et si la présence d’eau contaminant l’intérieur bourgeois semble assez anecdotique, Toute nue s’offre comme une géniale machine à jouer, portée avec brio et sans excès par l’équipe de comédiens. La mécanique du vaudeville rondement menée devient ici révélatrice d’un monde où s’exerce la domination masculine comme la tyrannie des jeux médiatiques et politiques.
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
Toute nue
D’après « Mais n’te promène donc pas toute nue » de Georges Feydeau et « La Veillée » de Lars Norén
Mise en scène : Emilie Anna Maillet – Scénographie : Benjamin Gabrié – Dramaturgie : Emilie Anna Maillet et Léa Carton de Grammont – Création lumière et régie générale : Laurent Beucher – Création vidéo et chef opérateur : Maxime Lethelier – Vidéo et son : Jean François Domingues – Acteurs : David Jeanne-Comello, Denis Lejeune, Marion Suzanne, Simon Terrenoire – Batteur : François Merville – Assistanat mise en scène : Clarisse SellierProduction
Ex Voto à la Lune avec le soutien de la DRAC Ile-de-France, de la Région Ile-de-France, du Département de l’Essonne, du Département du Val de Marne, de l’ADAMI, de la SPEDIDAM, de l’Ecole de la Comédie de Saint-Etienne / DIESE # Auvergne-Rhône-Alpes et du Jeune Théâtre National (JTN)
Coproduction : Service Culturel de La Norville, Théâtre de Corbeil-Essonnes / Communauté d’Agglomération Grand Paris Sud Seine-Essonne-Sénart, Théâtre de Rungis, La Comédie-CDN de Saint-Etienne / CDN, Le Granit-SN de Belfort.
Résidence au Théâtre de Rungis.
Avec l’aide du Théâtre de l’Aquarium-Paris, du CentQuatre-Paris, de la Scène nationale de l’Essonne Agora-Desnos, et de Lilas en scène.
Une maquette a été présentée dans le cadre du festival FRAGMENT(S) #6 (La Loge et Mains d’Œuvres). Décor construit par les Ateliers de La Comédie de Saint-Etienne.Les textes de Georges Feydeau sont extraits de sa pièce « Mais n’te promène donc pas toute nue ».
L’œuvre théâtrale de Lars Norén est publiée et représentée en langue française par L’Arche, éditeur et agence théâtrale.Durée: 1h15
Création le 7 novembre 2019 au Théâtre de Rungis
Théâtre de la Tempête – Paris
du 16 au 26 mai 2024
du mardi au samedi 20h30, dimanche 16h30
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !