Yuval Pick : « comment, par la danse, on donne du sens à l’imagination »
Le chorégraphe, directeur du CCNR / Yuval Pick sera au Carreau du Temple en juin. Il fait le point sur son travail à Rillieux-la-Pape depuis 2011 dans des conditions particulières avec l’incendie criminel du site en 2017. Il espère être prolongé afin de pouvoir l’inaugurer.
C’est dans un contexte de situation tendue que Yuval Pick a répondu à nos questions. En effet, le 2 avril dernier, lors des questions au gouvernement à l’Assemblée nationale, le député du Rhône, ancien maire de Rillieux-la-Pape et toujours président de la majorité municipale de sa ville, Alexandre Vincendet saluait « la volonté [NDLR, annoncée la veille sur Skyrock] du gouvernement de doubler d’ici 2026 le nombre de centres chorégraphiques nationaux issus du hip-hop » et demandait à la ministre Rachida Dati « dans quelle mesure le CCN de Rillieux-la-Pape pourrait s’inscrire dans ce programme » ? « Je souhaite évidemment que ce soit un professionnel du hip hop » qui s’installe au CCNR lui a-t-elle répondu.
À la suite de cela, Jean-François Marguerin, président du CCNR, a rappelé lors de l’AG du 16 mai que « cette réponse de la Ministre devant la représentation nationale pourrait être assimilée à une ingérence et, s’agissant d’une association loi 1901, constituer ultimement un abus de pouvoir. Cette situation ne s’est jamais présentée depuis l’établissement des labels constitués en associations loi 1901 et lors de la première phase de recrutement ». L’appel se fait en toute équité et diversité : « tous les chorégraphes, quelle que soit leur formation (contemporain, jazz, hip hop, baroque, classique, etc.) peuvent postuler et il n’y a, dans l’annonce, aucun fléchage, ni affectation réservée à une seule esthétique » .
Par ailleurs, dans une lettre adressée aux collectivités locales, à la DRAC et la ministre de la Culture le 24 mai, l’ACCN porte à leur connaissance « sa plus grande vigilance concernant le renouvellement prochain de direction du Centre chorégraphique national de Rillieux-la-Pape ». « Pour des raisons objectives et sensées, il nous apparaît que lancer de façon urgente un appel à candidatures et nommer une équipe à la tête de ce CCN avant même que son équipe actuelle puisse réintégrer son bâtiment, précipitera ce CCN dans de grandes difficultés concernant le suivi de la fin des travaux et celui des éventuels retards à venir, l’ouverture du lieu, le lien avec les partenaires et surtout celui avec les populations » ajoute l’Association des centres chorégraphiques nationaux se référant « aux textes réglementaires encadrant la politique de l’État concernant les structures labellisées du spectacle vivant ».
Vous arrivez à la tête du CCN de Rillieux en août 2011 suite à Maguy Marin. Avec quel projet ?
Dès que j’arrive, j’installe une compagnie permanente de cinq danseurs, ce qui était – et est toujours – un peu rare car il n’y en a pas dans les CCN, hors ballet. Pour moi, la permanence artistique est très importante et il y avait aussi la continuité avec Maguy Marin qui avait six danseurs permanents. Ça a complètement orienté mon travail car j’ai pu créer une méthode de danse, Practice, née de toute l’expérimentation et recherche chorégraphique faite avec les danseurs.
Cette méthode a été crée de façon empirique car j’avais besoin de transmettre mes idées et ma conception du corps. J’ai eu envie de développer la présence avec les danseurs et voir comment nourrir le geste, se l’approprier et sentir à travers le geste la personne. La subjectivité m’intéressait énormément. J’ai créé des exercices autour du corps pour une approche holistique, sans séparer le bas et le haut du corps. Comment rendre visible notre être et nos actions dans un espace à 360°, travailler la question de la rotation.
Vous étiez en poste depuis six ans quand, en 2017, un incendie criminel, détruit une grande partie du lieu. Les travaux ont tant trainé qu’ils commencent seulement en 2022. Sept ans hors les murs c’est long…
Cet incendie a été un grand choc mais dans chaque catastrophe il y a des cadeaux cachés. Nous avons perdu le lieu et sa dynamique très longtemps, mais ça m’a permis de créer une vraie équipe très soudée et de consolider la relation au territoire. On a fait beaucoup de projets et de manière encore plus proche des gens finalement car notre studio est au cœur de la ville, plus encore que le CCN. Et on a travaillé en réseau avec les autres structures de danse de la Métropole. C’était un travail très dur de rester sur l’ADN du projet, sur ce pour quoi on est là : transmettre aux 73 nationalités présentes à Rillieux. Pour moi la danse, cette communication non verbale, permet de créer des liens qui vont au-delà des origines, ça permet de valoriser les gens, leurs origines et leur être. On a fait ça par la danse. Créer une cohésion dans la différence. Aller dans les écoles, les quartiers. Je défends vraiment cette juxtaposition des singularités et comment nourrir l’action humaine par cette intention d’accepter l’autre par l’art. C’est difficile des fois dans la communication verbale. La danse permet de voir les choses autrement. Proposer un autre schéma pour rencontrer l’autre. Ça c’est mon projet à Rillieux.
Où en sont les travaux qui n’ont commencé qu’en janvier 2022, cinq ans après le sinistre ?
Ça a pris énormément de temps pour des histoires d’assurances. Cette problématique a retardé le début des travaux. Par ailleurs, on a eu un accompagnement très fin de la part de l’Etat ; la Ville aussi nous a accompagné en nous donnant des lieux de travail, d’administration. Et en travaillant sur ce bâtiment en bois, quelques failles ont été découvertes dans la construction initiale. Ça a allongé le retard.
Quand est prévue la livraison du chantier ?
Moi j’ai exigé, avec la DRAC, que le rez-de-chaussée soit amélioré en plus de la reconstruction à l’identique de sa construction. Avec une nouvelle ouverture sur le parvis existant et un nouveau studio pour le tissu associatif de la ville, rendre la ville et le CCN poreux.
Le rez-de-chaussée devrait être livré en septembre (2024) et le lieu entier fin avril 2025, normalement. Ce calendrier est toujours prévisionnel. Le public pourra être accueilli dans la grande salle de 160 places, à l’étage, en septembre 2025.
Vous êtes en poste jusqu’à fin 2024. Allez-vous être prolongé jusqu’à l’ouverture de l’entièreté du bâtiment ?
Initialement les travaux devaient se terminer l’an dernier et la Ville et l’Etat m’avaient accordé un mandat supplémentaire pour que je puisse ouvrir le lieu, aller à l’aboutissement de mon projet car on a accompagné les travaux depuis sept ans. Avec tous les retards, c’est encore en question. Mon conseil d’administration a dit que ce serait beaucoup plus élégant que je puisse ouvrir la maison avant mon départ et l’a demandé [aux tutelles]. Il y a la possibilité d’une prolongation de quelques mois qui se discute entre le CA du CCN, la Ville, la Région et l’État. C’est important que je puisse ouvrir la maison. C’est très organique. Et nous sommes en lien avec la Biennale de la danse de Lyon en septembre 2025 car on a un gros projet ensemble. Je fais ma nouvelle création, Into the silence (créée en octobre 2024 au festival Prima Onda en Italie). Et il y a la plateforme régionale que j’ai initié – grâce au soutien financier de la DGCA – depuis trois biennales avec Dominique Hervieu puis Tiago Guedes. C’est un projet entre la Biennale et le CCN pour donner de la visibilité à ces compagnies car il y a plein de programmateurs et de professionnels du monde entier qui viennent à la Biennale. Cette visibilité est primordiale.
Autre handicap traversé ces dernières années : la coupe subite de subvention de la part de la Région Auvergne-Rhône-Alpes. En 2023, le CCN perd 60% de cet apport passant de 195 000€ à 80 000€.
C’était très étrange pour nous car la notification de la Région disait qu’on ne faisait pas de projets dans le milieu rural alors qu’on en fait depuis 2012. Et surtout j’ai monté la jeune compagnie YuPi dont la vocation est de travailler, durant 15 mois, avec des jeunes diplômés d’écoles supérieures sur des créations, d’expérimenter la méthode Pratice et de tourner dans le milieu rural. On a même obtenu le dispositif de l’Etat, Danse en territoires, et on a fait une trentaine de dates dans l’Ain. On a donc été surpris de cet argument.
Récemment j’ai rencontré la vice-présidente de la culture de la Région (Sophie Rotkopf) pour lui expliquer ça et elle était positivement heureuse de voir ce qu’on l’on faisait.
Mais la subvention n’a pas été rectifiée en 2024 ?
Non. Peut-être en 2025. Je l’espère car on fait un travail qui correspond à la vision culturelle de la Région.
Autre baisse de la Région en 2023 : seule la moitié de part promise pour les travaux du CCN est versée (350 000€ au lieu de 700 000€). Le retard des travaux est-il aussi dû à cela ?
Non car la Ville et l’Etat et notre fond propre du CCN a comblé cela. Il y avait je pense une méconnaissance de l’historique du bâtiment par la nouvelle équipe de la Région.
Alors que vous ne savez pas encore si vous êtes prolongé après 2024, est-ce qu’il est l’heure du bilan ?
Pas encore mais je suis très très content de la façon dont mon projet pour ce CCN aboutit. Mes danseurs travaillent avec moi depuis dix ans, quelque chose s’inscrit dans leur corps et leur esprit avec ma méthode Practice qu’on transmet dans les écoles supérieures en France mais aussi à l’étranger, en Asie, en Europe, au Canada. Je suis content du travail qu’on a fait avec les quartiers aussi. Lors du festival Cocotte (une journée en juillet, samedi 6 juillet en 2024), 350 gamins viennent, on fait des ateliers participatifs, il y a des spectacles.
Relevant, la compagnie de danse urbaine associée au CCN est composée d’artistes issus de Rillieux. Ensemble, on a développé un projet contre le harcèlement scolaire, dans les écoles et collèges et c’est pour moi très important. Dans cette ville, avec les tensions qu’elle porte, faire un projet par la danse autour des gens qui ont grandi ici, c’est très fort. Et tout le projet de résidences est important. Elles sont régionales, nationales et internationales.
Je voudrais sortir du CCN avec la tête haute, assurer que mon équipe et moi-même puissions ouvrir le lieu et assurer l’avenir de ce lieu qui est très fragile d’un point de vue financier. On est bien sûr soutenu par l’État (688 700€ en 2023 dont un apport exceptionnel de 40 000€) et aussi la Ville même si c’est une ville qui, comparativement à Lyon, n’a pas beaucoup de moyens (95 000€ alloués au CCN en 2023 dont 15 000€ de plus non reconduit en 2024) mais on est trop peu soutenu par la Métropole. On reçoit 18 800€ alors que le Département [NDLR, qui existait jusqu’en 2015 avec les compétences récupérées désormais par la Métropole] donnait 70 000€. Pourtant on fait un travail très important sur le « plateau nord » à Sathonay, Caluire… C’est étrange mais la Métropole exige un lieu de diffusion que pour l’instant on n’a pas. Malgré nos festivals (Cocotte, Créative pour la jeune création régionale et métropolitaine) et malgré ça ils ne veulent pas rectifier les subventions de fonctionnement. C’est très difficile pour nous. Ça fragilise le CCN.
Avec tous ces travaux, les jeux politiques entre les tutelles, avez-vous été entravé dans votre travail artistique et comment envisagez-vous l’avenir ? Revenir en compagnie ou diriger un autre CCN ?
Ces années étaient parfois difficiles mais j’ai trouvé énormément de sens à développer une vision globale par la danse pour un lieu de création. C’est ma vie. Je sens que j’ai cette capacité et c’est une motivation profonde de rencontrer aujourd’hui le public à travers des créations et un travail sensible. Les artistes doivent être les porteurs de drapeaux de l’humanité. On est dans une situation très désorientée et pour défendre la danse, j’ai besoin d’un lieu de création. J’ai le feu ! J’ai très envie d’aller ailleurs et diriger un autre CCN ou un autre lieu de création. Toujours à partir de la création car nous ne sommes pas animateurs sociaux. Il faut toujours partir d’une expérience sensible, d’une recherche pour faire naitre dans le monde des choses qui n’existent pas. C’est l’inconnu, le rêve et les possibles qui peuvent exister par l’art. Se réunir, se donner la main, s’entraider. La danse est un art très spécifique car c’est un art collectif. J’ai développé la notion de collectif au CCN, pas comme un groupe fermé. Mais il s’agit, dans des moments spécifiques, que les gens contribuent à l’espace où ils vivent. C’est ça que je défends. Je suis Français aujourd’hui. Je vis ici depuis 27 ans [NDLR Yuval Pick est né en Israël en 1970]. Et je voulais contribuer à ça : comment, par la danse, on donne du sens à l’imagination et comment on fait ensemble.
Je voudrais continuer de défendre ça.
Propos recueillis par Nadja Pobel – www.sceneweb.fr
Pratice + Pazaz
A l’Hôpital Saint-Louis de Paris
Mercredi 5 juin 2024Acta est fabula – Festival Jogging
Au carreau du Temple, les 27 et 28 juin 2024Festival Cocotte
Sur le parvis du CCN de Rillieux-la-Pape
Samedi 6 juillet
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