Exilé en France depuis le début de la guerre en Ukraine, le metteur en scène russe y présente, pour la première fois, le fruit de son travail à travers la pièce de Tom Stoppard Rosencrantz et Guildenstern sont morts, donnée aux Gémeaux, Scène nationale de Sceaux. Rencontre.
Tandis que, depuis le milieu des années 1990, sa façon si particulière de faire théâtre, au croisement du théâtre psychologique et du théâtre de jeu distancié brechtien, fait école en Russie, Youri Boutoussov reste curieusement méconnu de ce côté-ci de l’Europe. De Shakespeare à Koltès, de Tchekhov à Florian Zeller, en passant par Brecht, Beckett, Ibsen et Assia Volochina, le metteur en scène a pourtant monté plus de 50 pièces au cours de sa carrière, souvent auréolées de prix, dont six prestigieux « Masques d’or ». Désormais installé en France, où il a trouvé refuge après avoir quitté la Russie pour protester contre l’invasion de l’Ukraine, il y présente pour la première fois son travail à travers Rosencrantz et Guildenstern sont morts de Tom Stoppard, donnée aux Gémeaux. Cette invitation, Youri Boutoussov la doit à la directrice de la Scène nationale de Sceaux, Séverine Bouisset, qui, après l’adaptation d’Anna Karénine par Rimas Tuminas – qui, avant son décès brutal, avait lui aussi fui la Russie – présentée l’an passé, continue son exploration du théâtre en exil. Une façon, pour elle, de « soutenir le travail de ces artistes qui, alors qu’on les pense installés, n’ont aujourd’hui presque plus de moyens pour créer ».
Jusqu’en 2017, vous dirigiez le théâtre Lensoviet de Saint-Pétersbourg. Comment y travailliez-vous ?
Youri Boutoussov : Avant de devenir metteur en scène principal du Lensoviet en 2011, j’avais déjà travaillé plusieurs fois dans ce théâtre, en tant que metteur en scène, mais aussi en tant qu’enseignant. Lorsque je suis revenu à Saint-Pétersbourg, après un détour par Moscou, j’ai retrouvé au Lensoviet beaucoup de mes anciens élèves qui appartenaient désormais à la troupe du théâtre. Cette nouvelle génération de comédiens avait une approche artistique différente de celle des membres plus anciens de la troupe. Entre eux, des contradictions internes ont alors commencé à naître et à générer, d’abord à bas bruit, un conflit, qui reflétait l’opposition plus générale qui scinde l’ensemble du théâtre russe. Malgré tout, j’ai pu y développer, avec un certain succès, une forme nouvelle de théâtre. Année après année, le lieu est devenu réputé pour son côté novateur et le public s’y pressait pour voir des choses nouvelles.
Comment se matérialise cette « forme nouvelle de théâtre » ?
Le théâtre que je pratique ne se contente pas de raconter le sujet d’une pièce, mais fait de la relation avec le public l’élément principal. Pour moi, il ne s’agit pas de dérouler une histoire pour des spectateurs cantonnés au rôle d’observateur, mais d’en faire des participants actifs qui créent le spectacle dans leur tête. Le processus de répétitions que je mène est également assez spécifique et me permet de chercher avec l’ensemble des comédiens. Pour créer, ils peuvent faire de la peinture, écrire de la poésie, et je leur demande d’exprimer tous leurs sentiments, toutes leurs idées, qui feront partie intégrante du spectacle final. Au lieu de discuter autour du texte, nous faisons, beaucoup, et cela demande un vrai investissement émotionnel de la part de tous. C’est une forme d’éducation de la personnalité des acteurs, car je veux que chaque spectacle soit une confession philosophique, poétique et politique de leur part.
Pourquoi avez-vous décidé de quitter le Lensoviet en 2017 ? Avez-vous été poussé vers la sortie ?
À partir de l’invasion de la Crimée, en 2014, la situation s’est compliquée, notamment lorsque j’ai décidé de monter mon Cabaret Brecht. Comme souvent chez moi, ce spectacle ressemblait à un tapis, où les chansons de Kurt Weill étaient tissées avec la biographie de Brecht. Il y avait, dans cette pièce, une position anti-guerre clairement exprimée, et nous parlions beaucoup de l’impossibilité de la guerre. À ce moment précis, les relations avec la direction administrative du théâtre se sont gâtées. Pour la première fois de ma carrière, j’ai reçu des « recommandations » de leur part, et de celle de la ville de Saint-Pétersbourg. On me disait : « Tu pourrais peut-être enlever ceci ou cela » ou « As-tu pensé à faire des spectacles moins virulents ? ». Et j’ai commencé à récolter des réactions négatives sur le texte anti-guerre de Brecht. En parallèle, l’opposition interne au sein de la troupe, qui était jusque là en germe, s’est développée et intensifiée. Les anciens ont peu à peu pris le parti du pouvoir, et l’atmosphère de conflit a progressivement rendu tout travail impossible. Je n’ai alors pas eu d’autres choix que de partir.
Comment avez-vous rebondi à la suite de cette histoire qui a fait grand bruit en Russie ?
Je suis rapidement parti à Moscou, où Rimas Tuminas m’a invité à devenir le metteur en scène principal du Théâtre Vakhtangov. Là-bas, j’ai continué à travailler de la même manière, selon des principes esthétiques qui sont devenus des principes éthiques. J’ai monté Peer Gynt, Le Roi Lear ou encore La fuite de Boulgakov, mais aussi des textes plus contemporains, dans d’autres théâtres moscovites, comme L’Homme-poisson d’Assia Volochina et Le fils de Florian Zeller. Le dernier spectacle que j’ai créé avant mon départ s’appelait R et s’inspirait du Révizor de Gogol. Nous étions seulement un mois avant le début de la guerre, et nous pouvions déjà pressentir ce qui allait se passer. Au cours des dernières années, même si mon théâtre est devenu de plus en plus politique, j’ai pu travailler librement, mais l’atmosphère globale était de plus en plus lourde. On sentait que les autorités politiques voulaient censurer, mais qu’elles n’osaient pas passer à l’acte. Sauf qu’avec la guerre, tout a changé.
C’est-à-dire ?
Prenons l’exemple de La fuite de Boulgakov que j’ai montée en 2015, soit après l’invasion de la Crimée. J’y avais inclus une célèbre chanson ukrainienne que les comédiens interprétaient face public. Jusqu’au début de la guerre, cela ne posait aucun problème, mais, à partir de l’invasion, certaines personnes sont venues manifester pendant les représentations avec des pancartes et une campagne de diffamation et de menaces s’est mise en place contre moi sur Internet. La direction du théâtre m’a alors « proposé », c’est-à-dire obligé à enlever cette chanson. Et, aujourd’hui, quand le spectacle se joue, les comédiens sont toujours face au public, mais sans chanson, comme si son fantôme existait encore. Cet exemple n’est pas un cas isolé. On m’a aussi demandé de supprimer un monologue anti-guerre de ma mise en scène de Peer Gynt, car elle contenait une citation de Klaus Kinski qui dit : « Celui qui commence la guerre est déjà mort ». Ils ont d’abord voulu enlever ce passage, et ont finalement déprogrammé tout le spectacle.
Est-ce cela qui vous a poussé à partir en mars 2022 ?
Mon départ est, avant tout, un acte de protestation, car je ne supportais pas de vivre dans un pays avec une attitude agressive. Pour autant, l’atmosphère m’empêchait de travailler. On commençait par exemple à entendre qu’il faudrait juger les artistes qui, dans leurs spectacles, utilisent des chants ukrainiens…
Pourquoi avez-vous choisi de venir en France ?
Avant la guerre, j’ai eu l’occasion de donner une masterclass ici, et je connaissais plusieurs personnes qui pouvaient me venir en aide. Et puis, la France est un pays vraiment magnifique !
Comment travaillez-vous aujourd’hui ? Vous sentez-vous suffisamment soutenu ?
Je continue à enseigner et à donner beaucoup de masterclass, ce qui me tient en forme et à coeur car le travail pédagogique est, à mes yeux, indispensable pour un metteur en scène. J’ai aussi pu monter Les Prétendants de la couronne d’Ibsen en Norvège, Gogol. The Portrait d’Esther Bol en Pologne, et, bien sûr, Rosencrantz et Guildenstern sont morts de Tom Stoppard avec le Vieux Théâtre de Vilnius. Pour autant, je traverse une situation assez complexe. Je sens un intérêt pour mon travail et une volonté de m’aider, mais, comme j’ai l’habitude de travailler énormément, j’ai le sentiment de ne pas en faire assez. C’est notamment pour cela que la tournée de Rosencrantz et Guildenstern… est aussi importante pour moi.
Comment avez-vous cheminé avec la troupe du Vieux Théâtre de Vilnius ?
Nous avons imaginé un langage commun et ils ont peu à peu accepté de manière de travailler. Lorsque je rencontre une nouvelle troupe, il est souvent difficile de la faire entrer dans mon univers, mais j’ai réussi à trouver des clefs pour cela. Pendant les répétitions, j’ai veillé à créer une atmosphère de confiance et de liberté, qui sont les deux mots les plus importants pour moi. Je ne crois pas à une conception purement horizontale du théâtre, mais je préfère que les comédiens s’approprient ma façon de faire plutôt que de l’imposer. Pour réussir une pièce, je crois qu’il faut aboutir à un mariage entre les acteurs, le metteur en scène et le texte, et que, de cette union, naît, à la manière d’un enfant, un spectacle vivant et nouveau.
Propos recueillis par Vincent Bouquet et traduits du russe par Bruno Niver – www.sceneweb.fr
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