Entre pertinence dramaturgique et prouesse esthétique, cette Histoire du soldat côtoie les hauteurs avec une maîtrise éblouissante. Tout, dans ce spectacle d’une ambition folle qui marie allègrement la musique, le cirque et le théâtre, concourt à raviver une œuvre étonnante de 1917. Et la personnalité de Karelle Prugnaud de rencontrer en toute évidence la partition de Stravinsky et le livret de Ramuz pour en tirer une adaptation en communion avec ses propres origines artistiques.
À rebours de ses grandes œuvres symphoniques, comme Le Sacre du Printemps ou L’Oiseau de feu, Stravinsky a composé la partition d’Histoire du soldat pour un orchestre réduit et original dont le minimalisme n’entrave ni la modernité ni l’inspiration. Une partition classique mêlant cordes, cuivres et percussions, nourrie d’emprunts, notamment au jazz et aux musiques populaires. Autre spécificité : l’œuvre est le fruit de la rencontre du compositeur russe avec l’écrivain suisse Charles-Ferdinand Ramuz, qui en conçoit l’intrigue en puisant dans la légende faustienne et dans un conte traditionnel russe. À l’origine donc, Histoire du soldat est déjà envisagé comme une hybridation de formes, un mimodrame musical où s’invite la danse, flirtant à parts égales avec un univers féérique autant qu’avec une dimension foraine. À la barre de cette mise en scène aussi magistrale que méticuleuse, Karelle Prugnaud prolonge l’intention initiale de Ramuz et Stravinsky dans une approche dramaturgique orientée vers le cirque. Les arts de la rue sont le terreau de Karelle Prugnaud, qui aime manier les textes dans la collision avec les corps. La rencontre entre la metteuse en scène et cette œuvre du siècle précédent apparaît donc ici dans toute sa vertueuse évidence. Il ne s’agit pas de ranimer une œuvre du passé, mais bien d’en tirer les fils qui la mènent jusqu’à nous, aujourd’hui, dans sa forme comme dans ses motifs.
Écrit en 1917, c’est dans le contexte de la Première Guerre mondiale que naît ce récit épuré comme une fable qui a le don, au-delà de son intrigue aussi ténue que tendue comme la corde d’un violon, d’élargir ses vertus imaginaires à une portée plus philosophique, voire métaphysique. De quoi est-il question ? Un soldat en permission, sur le chemin de sa maison, rencontre un vieil homme qui lui propose un marché : lui donner son violon en échange d’un livre magique qui prédit l’avenir. Deal, l’affaire est conclue, mais il ne le sait pas encore, notre jeune naïf vient de vendre son âme au diable en personne. Magnanime, celui-ci l’invite chez lui. Mais les trois jours passés en compagnie du démon se révèlent avoir été trois longues années et, lorsqu’il rentre enfin au village, personne ne le reconnaît. Le pauvre est devenu fantôme aux yeux de tous, de sa propre mère et de sa fiancée qui a trouvé consolation auprès d’un autre. Un « mort parmi les vivants » qui se rappelle alors le livre marchandé. Grâce à ses pouvoirs prophétiques, l’homme floué devient outrageusement riche. Il parviendra à séduire et guérir une princesse malade pour sortir de sa solitude. Mais la fin n’est pas rose. Il n’y aura pas de happy end, car, à jouer avec le diable, impossible de gagner, la fatalité l’emporte inévitablement. Ramuz ne caresse pas son auditoire dans le sens du poil et de ce qui réconforte, il met en garde, ausculte nos travers humains, notre crédulité, nos inconséquences, notre appât du gain et notre besoin de transgression. Ses phrases ne sont pas dans le jugement péremptoire, mais elles ouvrent du large et le récit est parsemé d’aphorismes qui résonnent étonnamment de nos jours.
En tirant la dimension physique à la base de l’ambition de l’œuvre vers le cirque, ses prouesses techniques, ses prises de risque et ses dangers, Karelle Prugnaud côtoie les extrêmes. Elle imagine des avatars-acrobates aux personnages de l’histoire, comme un dédoublement de rôles qui fonctionne judicieusement. Et confie le diable à Nikolaus Holz, également son collaborateur artistique sur le projet, qui en fait une figure à mi-chemin entre le clown et le bouffon, méchant par jubilation crasse plus que machiavélique et manipulateur. Le truchement des disciplines fusionnées est bien amené. En lecteur, Vladislav Galard ne dément pas une musicalité de jeu matinée de malice qui lui vont comme un gant, tandis qu’en soldat désorienté, Xavier Guelfi (habitué des spectacles de Bertrand de Roffignac) est à l’aise comme un poisson dans l’eau dans cet univers imaginaire aux allures dystopiques. En treillis, sac au dos, à moitié inanimé sur le champ de bataille, il oscillera entre la mort symbolique (aux yeux des siens) et le vide existentiel d’une vie de golden boy sans ancrage ni profondeur. Tous deux, narrateur et anti-héros avancent main dans la main dans une direction d’acteurs qui les relie sans cesse. En créant différentes formes de connexions physiques entre eux, Karelle Prugnaud jumelle le destin de l’un avec celui de l’autre, ne sépare pas le conteur de l’histoire qu’il nous livre, et l’incorpore littéralement à l’action sans le laisser sur le bord.
Au côté des porteurs du livret, les circassiens ne sont pas en reste. Les numéros sont d’une beauté époustouflante, jamais convenus, et s’inscrivent dans une scénographie verticale qui va de pair avec les moments de suspension. Comme si l’élévation des corps et de la musique – car l’orchestre est installé en hauteur – suivait la même ligne de crête que le texte. Et Karelle Prugnaud de s’entourer d’artistes de haute volée. Immense et longiligne, la silhouette de Nikolaus Holz se prolonge vers le ciel de tout ce qu’il porte sur le haut du crâne ou le front (pile de livres, violon, balles…), de tout ce qu’il empile (tour de cartons) et, lorsqu’il jongle, accordé au rouge de ses balles, le diable se propage dans les détails. L’homme est un manipulateur hors pair et sa maîtrise colle à son personnage. En princesse toute d’or vêtue, Alexandra Poupin fait des merveilles dans une chorégraphie aérienne d’une grâce inouïe. Prodige des sangles aériennes et des équilibres sur cannes, Quentin Signori laisse sans voix tant sa performance allie la poésie de son corps en apesanteur à une virtuosité folle. Autre numéro renversant, celui du duo Samanta Fois et Chiara Bagni, littéralement capillotractées, accrochées par les cheveux à un câble de part et d’autre d’une poutre qui balance en alternance dans des jeux de poids-contrepoids hypnotiques. L’image est saisissante et symbolique comme beaucoup d’autres le sont dans ce spectacle d’une perfection esthétique hallucinante en oscillation sur le fil du Bien et du Mal.
Costumes, lumières, décor, tout concourt à nous embarquer dès l’ouverture, tonitruante, dans ce paysage cauchemardesque de conte grinçant sur fond de guerre, écho troublant à celles qui font rage autour de nous. En ce sens, la première scène qui s’annonce par une déflagration, le son d’une explosion terrifiante, n’esquive pas les différents contextes de l’œuvre – son année d’écriture, son sujet, son écho aujourd’hui. L’évocation guerrière constitue une toile de fond permanente en ce qu’elle s’immisce dans la scénographie en maint endroit, de l’énorme tank à l’obus sur roulettes, en passant par les fusils qui servent d’agrès. Et, last but not least, cette structure métallique monumentale, aux vitres soufflées, trouée par les bombes. Et les trois pianos – en référence aux trois protagonistes ? – à la verticale de s’effondrer chacun leur tour dans un mouvement de chute qui contraste avec le reste, mais présage de ce qu’encourt le personnage principal. Métaphore de la catastrophe qui arrive, du destin qui prend un mauvais tour, de toutes ses âmes jetées en pâture aux ravages de la guerre ? À la direction d’orchestre, Alizé Léhon trouve sa place dans cette alternance parlée-jouée singulière et novatrice. Vigie et capitaine, elle guide ses musicien·nes avec tact et rigueur, savante connaisseuse et praticienne aguerrie de l’œuvre stravinskienne. Les incursions musicales ponctuent l’avancée narrative sans s’imposer, elles n’illustrent jamais, mais tapissent un environnement sonore qui élève la fable vers le mythe.
Autant l’œuvre signée à quatre mains par Stravinsky et Ramuz propose une hybridation singulière entre récit et musique, autant la mise en scène de Karelle Prugnaud pousse le curseur de l’imbrication des genres avec pertinence et flamboyance. La scène chez Satan devient orgie à l’érotisme exacerbé où notre soldat déboussolé se vautre dans la débauche dans une ambiance sulfureuse, sexy et chic autour d’une barre de pole dance. La perdition suit son cours. Le tableau qui marque le retour en terres natales évoque Kantor et les grands maîtres russes avec ces figures fantomatiques, pittoresques et patibulaires – la mariée spectrale au landau, le prêtre inquiétant, la paysanne avec ses seaux. Karelle Prugnaud compose un paysage d’inspirations éparses, mais cohérentes, et lorsque, dans la séquence finale, le soldat tente, malgré l’interdiction du diable, de revenir dans son pays, la frontière qui se dresse entre lui et sa dulcinée porte l’inscription latine « nihil mutat ». « Rien ne change », l’acception tombe comme un couperet, elle parachève la continuité entre ce XXe siècle épinglé de guerres et le XXIe qui en suit la pente glissante. Et fait froid dans le dos.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Histoire du Soldat
Musique Igor Stravinsky
Texte Charles-Ferdinand Ramuz
Direction musicale Alizé Lehon
Mise en scène Karelle Prugnaud
Avec Vladislav Galard, Xavier Guelfi, Alexandra Poupin, Nikolaus Holz, Chiara Bagni, Samanta Fois, Quentin Signori
Ensemble musical constitué par le Théâtre du Châtelet : Clara Mesplé (violon), Chloé Paté (contrebasse), Eugénie Loiseau (basson), Arthur Escriva (cornet à pistons), Robinson Julien-Laferrière (trombone), Orane Pellon (clarinette), Pierre Tomassi (percussions)
Décors et costumes Pierre-André Weitz
Lumières Bertrand Killy
Assistant lumières Glen D’Haenens
Assistante à la mise en scène Laura Ketels
Assistant à la scénographie Julien Massé
Assistant à la scénographie (maquette) Pierre Lebon
Sound design Rémy Lesperon
Pianistes répétiteurs Thomas Palmer, Fanyu ZengAvec le soutien de l’Académie Fratellini qui a accueilli en résidence les artistes circassiens du spectacle
Durée : 1h20
Théâtre du Châtelet, Paris
du 19 au 29 juin 2025
Mise en scène complètement inadaptée pour le public scolaire! Incroyable que le châtelet fasse perdre le budget des écoles en proposant des scènes violentes et sexuelles pour des enfants dès le CE2, c’est irresponsable et irrespectueux!