Dans sa dernière création, présentée en première française aux Rencontres à l’Échelle, à Marseille, avant d’être jouée au Festival d’Avignon, le chorégraphe libanais Ali Chahrour met en scène trois travailleuses migrantes vivant au Liban. Dans un rituel chorégraphique, musical et théâtral puissant, ces femmes déconstruisent le système d’oppression dont elles sont victimes, le Kafala.
Alors que l’explosion du port de Beyrouth, le 4 août 2020, déclenche au Liban une crise qui s’ajoute à celles que traverse régulièrement le pays depuis la guerre civile de 1975, Ali Chahrour entame une nouvelle trilogie, la troisième de son parcours. Consacrées à des thèmes trop vastes pour être explorés en une seule création, les recherches du chorégraphe s’étendent depuis ses débuts, il y a une quinzaine d’années, sur trois volets qui témoignent d’une pensée complexe et toujours prête à s’adapter au réel et à y résister, car, en plein chaos, c’est à l’amour que se consacre l’artiste. Fidèle à la démarche quasi-archéologique qu’il développe en exhumant régulièrement des rituels et des œuvres libanaises et arabes anciennes, il commence dans ce cycle par explorer, en mettant en jeu son propre corps, les motifs de la passion dans les légendes et la poésie pré-islamique – dans Layl-Night et The Love Behind my Eyes. Dans Du temps où ma mère racontait, Ali Chahrour poursuit une autre des lignes de force de son travail, dont la grande cohérence esthétique et intellectuelle impressionne d’autant plus qu’elle s’inscrit dans la durée : une incursion par le micro, par l’intime – le sien et celui de non-professionnels –, dans ses sujets qu’il aborde toujours avec l’équilibre idoine de modestie et d’obstination.
Avec sa nouvelle création, Quand j’ai vu la mer, l’artiste sort de son triptyque sans renoncer à l’amour, d’ailleurs présent même lorsqu’il se consacrait, quelques années plus tôt, à la mort, dans un autre cycle où histoires personnelles d’aujourd’hui côtoyaient aussi, jusqu’à s’y mêler, des célébrations et légendes du passé. Créé comme tous ses spectacles au Théâtre Al-Madina de Beyrouth en mai 2025, avant d’être accueilli au festival marseillais Les Rencontres à l’Échelle qui est l’un de ses fidèles partenaires, puis de poursuivre sa route au Festival d’Avignon, dont il est aussi un habitué – il y a déjà présenté trois pièces –, celui-ci semble échapper à la logique de série défendue jusque-là par le chorégraphe. Quand j’ai vu la mer n’appartient pas, en effet, à la trilogie sur la peur qu’il annonce depuis quelque temps, reportée pour des raisons qu’il a qualifiées de « politiques » sans entrer dans les détails. À sa manière très minimaliste, toujours ouverte à une multiplicité d’interprétations, le Libanais livre au début de sa pièce une explication possible de l’exception qu’il fait à sa propre règle de conduite artistique. Alors que personne n’a encore fait son entrée sur le plateau, noir et vide à l’exception de deux gros projecteurs braqués sur le public, la diffusion sonore de dialogues en arabe surtitrés en français nous fait entrevoir le point de départ de la création et son mode de fabrication.
Il s’agit de conversations, réelles ou composées pour l’occasion, peu importe, entre Ali Chahrour et des travailleuses domestiques migrantes au Liban qu’il a rencontrées et dont il a décidé de faire non seulement le sujet, mais aussi l’objet d’un spectacle. Sans raconter sur scène l’instant, le virage précis qui l’a mené sur la voie de Quand j’ai vu la mer – dans le dossier du spectacle, il relate d’une façon très détaillée le choc que représente pour lui sa rencontre d’abord avec une travailleuse, puis avec d’autres, dont les paroles ont nourri l’écriture de la pièce –, le chorégraphe exprime alors l’urgence et la nécessité qui lui font créer hors cycle, hors système. La place que prend ainsi le spectacle dans l’œuvre de l’artiste dit déjà quelque chose des femmes qu’il met en scène, placées en marge de la société libanaise par le système de Kafala. C’est-à-dire, explique Ali Chahrour dans un texte de présentation de sa pièce qui est tout sauf pédagogique, une forme légale de « parrainage, qui permet aux entreprises au Liban, en Jordanie et dans la majorité des pays du Golfe de contrôler presque entièrement l’emploi et le statut migratoire des travailleurs étrangers ». Les bribes de dialogue font état d’un passé très proche : l’attaque en septembre dernier du Sud Liban par Israël, qui, comme tous les tourments traversés par le pays, provoque une exclusion des travailleuses migrantes. Ce ne sont pourtant pas des femmes à terre, qui s’ouvrent comme par effraction un passage jusqu’à une scène où rien ne leur est de prime abord hospitalier, mais des personnes d’une verticalité, d’une dignité saisissante.
La première à s’avancer devant nous, faisant fi des ombres et lumières presque agressives créées par Guillaume Tesson – l’un des collaborateurs de longue date d’Ali Chahrour, qui co-signe aussi avec lui la scénographie –, est Rania Jamal, danseuse et actrice afro-libanaise de 25 ans. Assise en bord de plateau, sur un ton neutre donnant le « la » à l’ensemble de la pièce qui n’est pas plus larmoyante que donneuse de leçons, elle livre en un récit bref une part de ses origines. Lesquelles sont certainement pour beaucoup dans son engagement militant auprès des groupes marginalisés au Liban. Fille d’une travailleuse migrante l’ayant abandonnée à la naissance, nous dit-elle, elle est héritière d’une quête de justice et de liberté que partagent avec elle les deux autres interprètes qui ne tardent pas à la rejoindre sur scène. Comme Rania Jamal, c’est par les mots que Zena Moussa, puis Tenei Ahmad vont d’abord vers le spectateur. Toutes deux Éthiopiennes, elles forment par la parole autant que par leurs corps, qui se tiennent longtemps enlacés, un duo qui nous rapproche encore des violences du système de Kafala, auquel le réalisateur libanais Wissam Charaf a aussi consacré son deuxième long métrage de fiction, le très beau Dirty, Difficult, Dangerous (2022), où une femme de ménage éthiopienne et un réfugié syrien tentent de s’aimer dans un Beyrouth qui ne veut pas d’eux. Le désir chez deux artistes libanais dont les œuvres sont diffusées à l’international de traiter de Kafala, de dénoncer cet esclavage moderne, dit beaucoup de ce que représente ce système et sa mise en scène dans des œuvres : un miroir grossissant du Liban, où, malgré les énormes difficultés de création, Ali Chahrour a choisi de rester vivre et travailler.
En choisissant parmi ses trois interprètes victimes – plus ou moins directes – du système de Kafala deux femmes devenues artistes, Ali Chahrour s’assure de cadrer la fragilité inhérente à la présence de non-professionnels au plateau. Il évite par la même occasion la moindre dérive éthique. Le déploiement du rituel que se révèle peu à peu être Quand j’ai vu la mer doit beaucoup à ce parti-pris de distribution. Si elles disent, puis dansent leur vulnérabilité, les trois femmes qui mêlent là leurs mots, leurs chants dans leurs langues maternelles et leurs gestes pour former une micro-communauté le temps du spectacle sont surtout puissantes. La présence à leurs côtés de deux artistes professionnels, la grande chanteuse et compositrice syrienne Lynn Adib et le musicien libanais Abeb Kobeissy – il est de presque toutes les créations d’Ali Chahrour –, permet à la cérémonie de ne pas être seulement expiatoire et réparatrice pour ses participantes, mais d’être pleinement accueillante au spectateur. Accompagnant Zena Moussa, Tenei Ahmad et Rania Jamal dans leur geste sans jamais prendre le dessus, l’un au piano et au oud et l’autre au chant, qui reprend les motifs développés dans les témoignages, les deux professionnels de l’aventure contribuent à ouvrir le propos très précis développé ici à d’autres réalités, à les rendre poreux à d’autres combats.
Avec Quand j’ai vu la mer, Ali Chahrour trouve ainsi un équilibre d’une délicatesse remarquable entre le local et l’universel. La beauté formelle de la proposition, où chaque geste et chaque mot semblent pesés avec une attention infinie et forment régulièrement des tableaux au clair-obscur superbe, ne fait guère écran au trouble que ressent le spectateur. Au contraire, l’esthétique est ici le moteur principal des questions que pose toute mise en scène d’histoires réelles, a fortiori lorsque celles-ci sont douloureuses et éloignées des réalités du public. La partition de Tenei Ahmad, son mouvement syncopé et son chant-cri stupéfiant, est l’une des nombreuses réponses jamais définitives qu’offre le spectacle : entre scène et salle, entre documentaire et fiction comme entre danse et théâtre, elle franchit toutes les frontières avec une force très peu commune.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Quand j’ai vu la mer
Mise en scène et chorégraphie Ali Chahrour
Avec Tenei Ahmad, Zena Moussa, Rania Jamal
Musique composition et interprétation Lynn Adib, Abed Kobeissy
Assistanat à la mise en scène et à la chorégraphie Chadi Aoun
Direction technique et conception lumière Guillaume Tesson
Scénographie Ali Chahrour, Guillaume Tesson
Régie son Benoît Rave
Assistant direction technique Pol Seif
Relecture Hala Omran
Traduction en français Marianne NoujeimProduction Ali Chahrour
Coproduction Festival d’Avignon, Ibsen Scope (Skien), HAU Hebbel am Ufer (Berlin), AFAC Arab fund for arts and culture (Beyrouth), Al Mawred al Thaqafi (Beyrouth), DeSingel Antwerp (Anvers), Domino Zagreb / Perforations Festival, Holland Festival (Amsterdam), Zürcher Theater Spektakel (Zürich), Théâtre Al Madina (Hamra, Beyrouth)
Avec le soutien de Théâtre Beryte (Beyrouth), Institut français de Beyrouth, Wicked Solutions, WASL productions, Raseef (Beyrouth), Beit el Laffé (Beyrouth), Houna Center (Beyrouth), Théâtre Zoukak (Beyrouth), Orient 499 (Beyrouth)
Résidence La FabricA du Festival d’AvignonDurée : 1h10
Vu en juin 2025 au Théâtre Joliette, Marseille, dans le cadre des Rencontres à l’Échelle
Festival d’Avignon, La FabricA
du 5 au 8 juillet, à 13hZürcher Theater Spektakel (Suisse)
du 19 au 21 aoûtThéâtre Les Tanneurs, Bruxelles (Belgique)
du 9 au 11 décembreTeatro Calderón, Valladolid (Espagne), dans le cadre du MeetYou Festival
le 7 mars 2026
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