Lundi matin sur France Inter, la ministre de la Culture, Roselyne Bachelot, a dit « regretter » que Betrand Cantat, condamné à plusieurs années de prison pour le meurtre de sa compagne en 2003, ait créé la musique de la prochaine création de Wajdi Mouawad au Théâtre national de La Colline. Libération a révélé que le théâtre va programmer une pièce de Jean-Pierre Baro, visé par une plainte pour viol classée sans suite. Deux évènements alors que le mouvement #meetootheatre a été lancé il y a 10 jours. Wajdi Mouawad a souhaité exposer les raisons de ses choix dans une tribune que nous reproduisons.
Les présences de Jean-Pierre Baro comme metteur en scène pour le spectacle Un qui veut traverser de Marc-Emmanuel Soriano dans la programmation du théâtre et de Bertrand Cantat à titre de compositeur de la bande sonore du spectacle Mère ont soulevé une vive émotion dans le courant du mouvement metoo.
Les combats pour l’égalité entre les femmes et les hommes et celui contre les violences et le harcèlement sexuel sont en train de transformer durablement nos sociétés. Si j’y adhère sans réserve, je ne peux en aucun cas appuyer ni partager le sacrifice que certains font, au dépend de la justice, de notre État de droit. Pour ma part, il est hors de question de me substituer à la justice. Encore moins dans un pays comme la France où cette institution, loin d’être parfaite, n’a pas le niveau de corruption d’un pays comme le Liban, pour ne nommer que mon pays d’origine. Dans la séparation des pouvoirs dans laquelle elle se maintient avec rigueur, elle est l’un des socles de la démocratie.
Je refuse de me substituer à la justice car dès lors que les civils décident de se faire justice eux-mêmes, l’Histoire nous a montré que mises à part quelques exceptions éloquentes, ils se sont aventurés sur un terrain glissant où la vengeance a pris le pas sur la complexité des conflits.
Pour ma part je refuse d’adhérer à un mouvement qui, sans même en avoir conscience, reprend à son compte
les scories d’un catholicisme rance ressassant jusqu’à la nausée le péché originel conduisant à l’effroyable notion de «dette infinie» selon l’expression de Deleuze. Et en bon catholiques qu’ils sont, d’autant plus indigents qu’ils se croient laïcs et libérés, ils mettent en place ni plus ni moins qu’une forme contemporaine d’inquisition, aussi convaincus et aveuglés par leur combat que les jésuites les plus obstinés étaient convaincus et aveuglés par le leur. À cette dictature qui ne dit pas son nom, je ne m’associerai jamais. Et que l’on ne vienne surtout pas m’opposer, à moi, la notion de victime. Victime je l’ai été.
Je n’ai en ce sens aucune leçon à recevoir de quelque curé que ce soit.
Je refuse aussi de me substituer à la justice parce que si un jour j’en viens, moi ou quelqu’un que j’aime, mon frère, ma sœur, mon fils, ma fille, à être accusé, j’aimerais que ce soit la justice qui s’occupe de protéger en accusant, plutôt que cette foule qui, en accusant, lynche.
Participer à ce mouvement qui punit au-delà de la justice et du droit, c’est envoyer un message terrible aux jeunes générations, le signe qu’il leur sera toujours plus efficace de régler par eux-mêmes et à coups de couteaux les harcèlements dont ils pourraient être victimes plutôt que se référer à une autorité scolaire ou parentale.
Voilà pourquoi ma position en tant que directeur de La Colline est la suivante : toute personne libre au regard de la loi, a le droit d’aller et venir, d’être invitée comme spectateur ou comme artiste. Je ne croyais pas, qu’au pays des Droits de l’Homme, je doive défendre la présence d’un citoyen libre dans l’enceinte d’un théâtre public.
Ceci étant, l’attention due aux paroles des plaignants conjuguée à la lenteur des procédures judiciaires m’amène à penser que, si une personne programmée ou invitée au théâtre se trouve engagée dans une procédure judiciaire, je l’inciterai à se retirer de la programmation jusqu’à ce que le travail de la justice ait été mené à son terme. À ce jour, personne ne se trouve dans cette situation dans la programmation du théâtre de la Colline. Je ne vois donc pas en quoi je devrais changer quoi que ce soit, ou demander à qui que ce soit de se retirer.
J’entends la brutalité de la situation actuelle. Une personne qui a commis un crime ou un délit envers une femme devient pour toujours, qu’elle soit entendue, mise en examen, jugée, disculpée, condamnée, incarcérée, libérée, un symbole de la violence faite aux femmes. Pour toujours. Cela nous place dans une situation cornélienne. Soit on lui interdit pour de bon la liberté de créer pour protéger le symbole, mais alors nous affaiblissons la justice, soit nous faisons le choix de nous adosser aux institutions judiciaires mais alors on écorne le symbole. Que l’on fasse ce choix plutôt que l’autre, celui-ci plutôt que celui-là, relève de la conviction personnelle.
Je ne cherche ici à convaincre personne et si la ministre de la Culture ou le Président de la République, qui m’a nommé, considèrent que mes positions sont contraires aux principes républicains, que l’un ou l’autre me le fasse savoir et je quitterai la direction du théâtre sur le champ. N’ayant eu de cesse d’écrire des pièces mélodramatiques qui s’achèvent toujours par la réconciliation de l’irréconciliable, je ne vois pas pourquoi dans la vie je devrais penser autrement que lorsque j’écris.
Pourquoi prendre si peu la parole? Parce que dans l’époque dans laquelle nous vivons, il y a peu de dialogues possibles. Ce que j’écris ici, je le sais, sera inaudible pour qui ne partage pas mon point de vue. Le mouvement civil qui avance et souffle inexorablement est unilatéral. Il ne souffre d’aucune nuance. Il ne laisse place à aucune discussion. C’est dommage. Peut-être n’est-ce pas le moment.
Mais à ce type de dérive je ne m’associerai pas.
J’ai la conviction que le fil qui doit nous guider dans le labyrinthe de nos rapports, ne devrait pas être la morale de l’indignation vertueuse mais l’idée de traiter l’autre comme on souhaiterait être traité si, un jour, déchu à notre tour, le monde nous considérait comme le dernier des mécréants. En ce qui me concerne, si j’avais la certitude d’être toujours irréprochable, je pourrais me poser en juge. En accusateur. Mais les tragédies grecques nous apprennent à ne pas présumer de soi. Un jour, cela pourrait être moi le sujet de la vindicte.
Il est sage de rester prudent.
Quiconque vient à La Colline est accueilli: occupants d’un théâtre, policiers, anciens détenus, migrants, comédiens, vieux, jeunes.
Justice et hospitalité peuvent aussi être un choix.
Wajdi Mouawad, le 19 octobre 2021
Merci Wajdi, j’ai terminé la lecture ce soir de Littoral sur la plage de La Rochelle, le chant de la mer accompagnait ma lecture et l’avancée du père. Je vous remercie de cette tribune. Il faut croire à la rédemption.
Bonsoir Wajdi Mouawad,
Pour une raison personnelle qu’il serait inutile de développer ici, et concernant un des noms cités,
Je ne partage pas votre point de vue.
Mais je trouve que vous êtes un être éclairé dans la défense du Droit, de la loi et dans votre analyse sur les dérives que nous avons tous connues de la vindicte populaire à des époques pas si révolues que cela quand on y réfléchit. Les hommes parfois bons individuellement se transforment vite en bourreaux quand ils sont multitude.
Vous êtes un homme très courageux et je vous admire pour cela, à une époque où tous les gentils moutons suivent les bergers de la haine.
Comme disait Cyrano : [Je vous] serrerais bien volontiers la main !
« Merde » pour votre spectacle.
TRÈS BEAU TEXTE. mille fois MERCI.
Votre parole est réconfortante. Bravo à vous.
Je vous remercie pour cet acte courageux dans un temps d' »inquisition contemporaire »
Roselyne qui est au gouvernement avec Darmanin ?
Je ne dirai que deux mots : Bravo et Merci (pour eux)
Entièrement d’accord avec vous, bravo et merci Monsieur pour ces mots.
Merci cher Wajdi pour cette prise de parole. Il devient très anxiogène de voir les liberticides gagner du terrain. La parole d’un artiste non condamné ou ayant payé sa dette à la société a le devoir impérieux d’être préservée. Merci pour Jean-Pierre barro. Vous méritez par votre attitude la direction d’un grand théâtre national. Cordialement. Dominique Bluzet
Merci merci pour avoir exprimé clairement votre position
Celui qui a payé sa dette a le droit de retrouver une place ds la société
Notre Démocratie ns assure justice et protection contre ttes les dérives
Bravo pour votre courage
Merci Monsieur Mouawad!
Ces propos viennent du coeur et éveillent en nous de vives émotions. Un homme de courage et de principe qui n’hésite pas à défendre ses valeurs au risque de tout perdre. Prenons donc exemple plutôt d’exacerber la haine et la rancoeur.
Bravo Monsieur Mouawad ! Personnellement, j’aurais résumé votre propos en un seul paragraphe de 5 lignes: tout être humain qui a purgé sa peine, toute personne qui n’est pas en procès pour une accusation, quelle qu’elle soit, a le droit de vivre librement et de contribuer à la société. Pour ma part, je vais plus loin: la vie privée d’un auteur, d’un musicien, d’un scientifique ne m’intéresse pas du tout. L’oeuvre, c’est la relation entre le lecteur (auditeur, spectateur) et ce qui est devant lui/elle. Lorsqu’on lit une oeuvre littéraire, il ne faut surtout pas lire la biographie de l’auteur ! Seul la relation entre moi et ce qui est écrit pixel par pixel compte. Si une théorie scientifique conçue par un Nazi est bonne, je la lis. Et je me fiche de connaître la vie de Céline quand je lis son oeuvre. Je ne lis jamais de biographies. Seul le rapport entre moi et l’oeuvre compte. Et il est très dommage de voir des personnes qui ne comprennent pas cela et qui polluent l’oeuvre en mélangeant tout, juste qu’à manifester pour censurer des représentations, des livres, des pièces musicales. On appeler cela de la socio-pathologie des oeuvres, ou en clair, de la censure.
Vous exprimez parfaitement une opinion absolument défendable que je ne partage pas.
Vous êtes, mieux que quiconque, bien placé pour savoir qu’il n’y a pas d’acte de création gratuit vis-à-vis du sens ou de l’intelligible. La matière humaine est votre matériau et vous y développez un discours, un geste où tout est signifiant.
Comme vous, je suis affligé par les mises en demeure morales, l’impossibilité de débat, les injonctions inquisitoriales relayées par le pire de la société du spectacle.
Vous décidez ici, non pas de la combattre comme vous écrivez, mais de littéralement « faire avec », en assumant volontairement mieux que Bertrand Cantat, son aura, c’est-à-dire son statut.
Il ne s’agit évidemment pas de « Justice » à remplacer ni de morale – je vous invite à vous pencher encore un peu plus bas sur la question du « curé »- mais de mémoire collective, genre de jurisprudence apocryphe que vous convoquer donc au centre de votre travail, toute ambiguïté bue.