Moins inutilement provocante que dans DÄMON. El funeral de Bergman, créé au Festival d’Avignon, la performeuse espagnole Angélica Liddell renoue, dans le premier volet de sa Trilogie des funérailles, avec la figure de l’animal blessé qui lui réussit tant, et orchestre un rituel, en forme de pacte avec le diable, qui permet de guérir, ou de périr, des maux et traumatismes passionnels.
Les contraintes de production et autres jalousies de diffusion font parfois bien mal les choses. À propos de la Trilogie des funérailles d’Angélica Liddell, la (petite) histoire du théâtre retiendra qu’il aura été donné à voir à l’immense majorité des spectateurs le second volet avant le premier, comme si, dans la saga Star Wars, L’Empire contre-attaque pouvait se passer d’Un nouvel espoir – elle-même amatrice de provocations, la performeuse espagnole nous pardonnera cette comparaison moins aventureuse qu’il n’y paraît, histoire d’astéroïde à l’appui. Cette bévue n’aurait porté à aucune conséquence si DÄMON. El funeral de Bergman, créé en juillet 2024 au Festival d’Avignon, était totalement étanche de Vudú (3318) Blixen, né en novembre 2023 dans le cadre du Festival Temporada Alta de Gérone, mais qui ne nous parvient seulement qu’aujourd’hui, d’abord à La Comédie de Genève, puis au Théâtre de l’Odéon ; or, il n’en est rien. Convaincus ou non par le rituel funéraire qu’elle avait orchestré dans la Cour d’honneur du Palais des Papes, peu d’observatrices et d’observateurs avaient, à l’époque, su expliquer – au-delà de la maigre analogie bergmanienne – la fureur fielleuse – notamment à l’endroit des critiques – qui s’était tout à trac emparée d’une artiste que l’on avait pourtant laissée en animal blessé, bravache, mais à terre, dans son magnifique Liebestod. C’est que, entre temps, comme elle le déroule dans Vudú (3318) Blixen, Angélica Liddell n’a ni plus ni moins que signé un pacte avec le diable, ce qui peut la pousser, pour peu qu’elle en ressente le besoin, à des débordements.
Cette alliance avec le malin, celle que l’on pensait beaucoup plus proche de Dieu ne l’a pas scellée ex nihilo. Comme souvent, la performeuse espagnole s’est inspirée d’une figure tout à la fois mystérieuse et sulfureuse, celle de Karen Blixen, qui a donné son nom à l’astéroïde (3318) Blixen gravitant dans la ceinture de milliards d’objets stellaires située entre Mars et Jupiter. Connue pour son roman La Ferme africaine, l’autrice danoise s’est consacrée à l’écriture, à l’aube de la cinquantaine, après avoir tout perdu : son mari, Bror Blixen-Finecke, qui lui avait refilé la syphilis avant de divorcer ; la ferme familiale qu’elle avait créée au Kenya et qu’elle a été obligée de liquider ; son amant, et amour de sa vie, Denys Finch Hatton, qui l’a quittée pour une autre avant de mourir dans un accident d’avion. De retour au Danemark, ruinée, sentimentalement désespérée et apparemment sans avenir, celle qui affirmait « Personne n’a payé plus cher que moi son entrée en littérature » se met à écrire pour combler le vide, ce qu’Angélica Liddell, bien consciente des penchants de la femme de lettres pour le spiritisme, résume ainsi en ouverture de Vudú (3318) Blixen : « La baronne Karen Blixen, également connue comme Isak Dinesen, avait promis son âme au diable, en retour le diable lui avait promis que tout ce qu’elle vivrait désormais deviendrait une histoire ». Si la performeuse espagnole en appelle aujourd’hui à son tour au diable pour qu’il lui « accorde le don des mots » et qu’elle puisse « écrire un livre », c’est qu’elle souffre d’une douleur irradiante qu’aux prémisses l’on croit toujours inexpiable, celle liée à la fin d’une passion amoureuse, et qu’elle a dans son viseur l’homme qui l’a fait et la fait souffrir, qui l’a rejetée alors qu’elle venait de perdre son père et sa mère – ce qu’elle racontait dans deux de ses précédents spectacles, Una costilla sobre la mesa : Madre et Una costilla sobre la mesa : Padre –, qui l’a quittée sans même le lui dire, « comme on abandonne un chien ». « Qui m’arrache la joie de mon vivant meurt de mon verbe », le prévient-elle dans l’une de ces fulgurances textuelles dont, depuis tant d’années, elle a le secret.
Ce livre pétri par la rage et le chagrin, qui, dans le tableau inaugural, fait tellement peur à voir, qu’il effraie quatre petites filles qui s’enfuient en criant, Angélica Liddell paraît le bâtir, au moins en partie, selon les différentes étapes souvent associées au deuil émotionnel. Au centre d’un immense et sublime drapé bleu – qui n’est pas sans rappeler celui, orangé, qui servait de cadre à Liebestod –, elle exprime d’abord le déni à travers cette reprise de Ne me quitte pas de Jacques Brel, chanté sur un monceau de fleurs blanches, comme si, quelque part, la messe était déjà dite ; puis, la colère, intense, furieuse, qui la pousse à maudire celui qu’elle aime, à le vouer aux gémonies, à souhaiter sa mort, jusqu’à en perdre la raison, comme en témoigne ce passage, aussi incongru que violent, autour de la « putain de chienne Nerfetiti » ; mais aussi la tristesse et la dépression, qu’elle incarne sublimement, assise dans une robe blanche au pied d’un tas de fleurs rouges, en brossant, par le menu, le portrait d’un homme toxique, qui pourra faire écho à bien d’autres. S’ensuit alors la résignation, que la performeuse semble traduire à travers ces visions d’un avenir que la rupture a provoqué, tels ce vieil homme fraîchement marié avec une jeune promise – sans doute l’une des très nombreuses maîtresses de celui qu’elle a aimé – sur lequel elle balance violemment des poignets de riz et cet éphèbe possédé, façon antéchrist, dévoré par cinq jeunes femmes, ou obéré, comme ce couple de personnes âgées qui dansent sous la vidéo d’animaux sacrifiés et cet enfant que l’on accueille pour mieux le mettre à mort.
Tandis que le parcours se poursuit dans le bain de sang qu’elle appelle constamment de ses voeux, et qui occasionne, par effet ricochet, quelques victimes collatérales, comme le raconte le conte de Noël inversé qu’elle livre dans l’avant-dernière partie, cette trajectoire du deuil émotionnel devrait logiquement aboutir à une forme de reconstruction, mais ce serait sans compter sur le caractère vital de la passion amoureuse qui, depuis toujours, irrigue Angélica Liddell. Refusant de vivre dans « ce tintamarre où le mot amour est tabou, et où même un pavé a plus grande âme », tel qu’elle caractérise notre société dans une logorrhée conclusive brutale de lucidité, notamment sur le sort des femmes et des hommes de son âge, elle orchestre plutôt ses propres funérailles, dans un dernier tableau mémorable où, au coeur d’un immense drapé rouge sang, résonnent 101 coups de canon, selon ses directives anticipées dument approuvées par un notaire, et Alegría de vivir de Ray Heredia – qui aura finalement remplacé Jean-Sébastien Bach.
Alimenté et inspiré par une collection de références, de La Fiancée de Corinthe de Goethe à Pasolini, en passant par L’Important c’est d’aimer d’Andrzej Zulawski, pour ne citer qu’elles, ce Vudú (3318) Blixen, qui prend la forme d’un rituel au long cours, dopé aux sacrifices capillaires, pileux, mais aussi animaliers – comme ce triste canard, déjà mort, auquel on tord le cou ou ce pauvre lapin dépecé dont on écrase la tête –, rassure et étonne. Rassure sur la capacité d’Angélica Liddell a, une nouvelle fois, nous surprendre et nous éblouir, dans les mots, comme dans les tableaux qu’elle construit, après avoir fait oeuvre d’une bien modeste entreprise de recyclage dans DÄMON. El funeral de Bergman ; et étonne dans la faculté de la performeuse espagnole à demeurer scéniquement insaisissable, dans la façon qu’elle a, tout à la fois, de labourer des territoires de jeu bien connus – ceux de la colère vengeresse, de la prêcheresse, de la maîtresse de cérémonie –, mais aussi plus inédits pour elle, comme dans cette seconde partie où, pendant près d’une heure, accablée par la tristesse, elle se confie avec un calme et une sérénité qu’on lui méconnaissait et qui lui réussissent pleinement, tant elle se montre, alors, encore plus captivante. Entourée par quelques comédiens professionnels – Yuri Ananiev, Nicolas Chevallier, Guillaume Costanza, Mouradi M’Chinda, Juan Carlos Panduro et Gumersindo Puche –, qui dépassent le rôle de simples boys mutiques où ils sont parfois cantonnés, et d’un bel aréopage d’amateurs et d’amatrices, dont elle respecte et cultive la singularité au lieu de chercher, comme elle a pu le faire par le passé, à l’effacer, elle réussit à se transformer en mater dolorosa revêche, mais, in fine, apaisante, et à faire de sa performance scénique le réceptacle cathartique de tous nos maux, traumatismes et deuils amoureux.
Vincent Bouquet – www.scenweb.fr
Vudú (3318) Blixen
Texte, mise en scène, scénographie et costumes Angélica Liddell
Traduction Christilla Vasserot (Les Solitaires Intempestifs)
Avec Yuri Ananiev, Nicolas Chevallier, Angélica Liddell, Guillaume Costanza, Mouradi M’Chinda, Juan Carlos Panduro, Gumersindo Puche et la participation d’amateurs et d’amatrices
Directeur technique Maxi Gilbert
Coordinateur technique Javier Castrillón
Machinerie Elena Galindo
Régie plateau Nicolas Guy Michel Chevallier
Régie son Antonio Navarros
Lumière Javier Ruiz de Alegría
Opérateur lumière Francisco Jesús GalánProduction IAQUINANDI SL
Coproduction Festival Temporada Alta – Girona, Centre de Culture Contemporaine Condeduque
Avec l’aide de Festival Citemor (Portugal)Durée : 5h20 (entractes compris)
Vu en novembre 2025 à La Comédie de Genève (Suisse), en partenariat avec le Théâtre Vidy-Lausanne
Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris
du 27 mars au 12 avril 2026




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