Pour la Série 1 de Vive le sujet ! Tentatives, rendez-vous porté par la SACD et le Festival d’Avignon, la danseuse et chorégraphe d’origine ukrainienne Olga Dukhovna et l’auteur et metteur en scène Wael Kadour proposent deux formes très réussies, qui présentent bien des points communs. Parmi lesquels une approche autobiographique et une riche réflexion critique.
Chaque année depuis la création du rendez-vous Vive le sujet ! en 1997, la Société des Auteurs Dramatiques (SACD) et le Festival d’Avignon y accueillent des recherches inédites pour les artistes invités, qui, pour certaines, s’arrêtent là et, pour d’autres, se poursuivent au-delà du charmant Jardin de la Vierge du Lycée Saint-Joseph où elles se tiennent depuis toujours. Le mot « Tentatives » a d’ailleurs récemment rejoint le titre de ce cycle de programmation bien particulier, notamment pour le degré d’inconnu largement supérieur à celui qu’osent la plupart des équipes de théâtres. Il s’applique particulièrement bien à la première des deux propositions qui forment la première des trois séries du cru 2025. En commençant par décliner son identité et en introduisant aussi la juriste Pauline Léger, qui partage le plateau avec elle, Olga Dukhovna place en effet sa brève création – chaque forme doit durer quarante minutes – sous le signe du galop d’essai, du résultat de recherche. Dans sa performance qu’elle intitule Un spectacle que la loi considérera comme mien, il est clair que la représentation est extrêmement proche du geste de conception, au point de presque se confondre avec lui. Avec Chapitre quatre, Wael Kadour présente une forme plus proche d’un spectacle à part entière. Chose rare dans les Vive le sujet !, dont ni l’objet ni la forme ne sont connus avant qu’ils soient livrés au public, ces deux volets de la « Série 1 » affichent pourtant plusieurs traits de personnalité communs. Tous deux autobiographiques et consacrés à un questionnement du geste artistique, ils assument, voire revendiquent, une certaine fragilité, une sorte de tremblement de la forme.
Fidèle à l’un des principes historiques de Vive le sujet ! en invitant à créer avec elle une personne étrangère à son champ artistique – la juriste citée plus tôt, spécialiste en droit de la propriété intellectuelle –, Olga Dukohvna se saisit de l’espace qui lui est offert pour prendre du recul sur sa propre démarche de chorégraphe – dont on peut aussi avoir un aperçu à la Belle Scène Saint-Denis où elle présente son spectacle Crawl (du 9 au 13 juillet). Les mots sont son principal allié dans ce pas de côté par rapport aux créations qu’elle réalise depuis 2012, après une formation à P.A.R.T.S., à Bruxelles, puis au CNDC d’Angers. Elle s’en sert d’abord pour décrire ce qui l’anime dans l’écriture de spectacles chorégraphiques : « recycler les projets des autres ». « Je ne crée rien de nouveau […] Je vide des formes existantes pour ensuite les remplir d’autres choses », poursuit-elle en se remémorant à voix haute ses difficultés à répondre aux injonctions de ses professeurs à se construire une esthétique personnelle. Le ton est à l’autodérision, et le geste le sera bientôt aussi, pour tenter de répondre à une question très sérieuse : « Quelle est la différence entre le recyclage et le plagiat dans le domaine chorégraphique ? ». En plus de lui offrir un endroit où mettre en examen, presque en suspens, son geste chorégraphique, Vive le sujet ! permet à Olga Dukhovna d’en tester les limites. En prenant pour base de son dialogue avec Pauline Léger une chorégraphie protégée, celle de Trio A (1966) avec laquelle l’Américaine Yvonne Rainer a posé les bases du courant post-moderne, l’artiste se confronte en effet à la question du droit d’auteur, qu’elle n’approche habituellement que de loin, n’explorant que des « vieilles chorégraphies qui n’appartiennent à personne ».
Alors qu’elle a jusque-là surtout mis les outils de la danse contemporaine au service d’un « recyclage » du patrimoine chorégraphique traditionnel ukrainien, c’est ici la part contemporaine de son bagage artistique qu’Olga Dukhovna met à l’épreuve. Elle s’approche alors de l’expérience qu’elle a menée auprès de Boris Charmatz dans Le Musée de la danse, où il s’agissait de réinterpréter des solos d’artistes du XXe siècle. La présence de la juriste et l’échange que toutes deux déploient dans Un spectacle que la loi considérera comme mien amènent toutefois la tentative ailleurs, dans une forme de vertige liée à la fusion de l’œuvre et de la pensée critique. Les transformations volontiers burlesques que fait subir la chorégraphe à Trio A trouvent un certain écho chez Wael Kadour, qui convoque lui aussi, dans Chapitre quatre, la mémoire d’une œuvre du passé, Rien qu’un ennemi du peuple, adaptation d’Un ennemi du peuple réalisée par le metteur en scène soudanais Yasser Abdel-Latif en 2008 à l’occasion de l’événement « Damas, capitale de la culture arabe ». Réfugié dans la capitale syrienne au moment de cette création, et bien que décédé à l’âge de 50 ans au Soudan où il était retourné après la révolution de 2011, cet artiste est même l’invité de Wael Kadour pour son Vive le sujet !. En détournant ainsi les règles imposées par la SACD et le Festival d’Avignon pour ce rendez-vous, l’artiste arrivé en France en 2016, après un premier temps d’exil vécu en Jordanie, dit d’emblée le rapport complexe qu’il entretient avec l’institution. Sur le plateau vide, où une voix off affirme en début de spectacle que se tient le disparu, dont « on ne peut pas savoir ce qu’il fait ou s’il dit quelque chose », il exprime aussi avec un humour beaucoup plus contenu qu’Olga Dukhovna une relation compliquée à la France, où il a dû repenser entièrement son théâtre. Et où il peine malgré tout à trouver une place, bien qu’étant l’un des représentants majeurs du théâtre syrien en exil.
S’il poursuit avec Chapitre quatre la recherche de zones troubles entre fiction et réalité qu’il mène depuis plusieurs années dans son écriture, Wael Kadour se saisit de Vive le sujet ! comme d’une occasion de se défaire de la mince couche de fiction qu’il maintenait encore jusque-là dans son travail. En finissant par entrer sur scène pour réaliser tout ce que la voix off a déjà décrit, et entamer un étrange dialogue avec la voix du défunt enregistrée ou reconstituée par l’intelligence artificielle, il dévoile des fêlures intimes jamais formulées jusque-là de manière aussi directe, bien qu’elles soient pour beaucoup dans l’esthétique qu’il a développée, où l’acte de création s’expose dans toute sa fragilité. En prétendant traduire les paroles enregistrées du défunt, dont on a auparavant appris que la pièce Rien qu’un ennemi du peuple fut un fiasco total dû à un contexte politique et financier violent, Wael Kadour se place ici au cœur de l’inconfort, du doute permanent qui l’occupe dans l’entre-deux où il se situe et où il n’a d’autre choix que d’ancrer son œuvre. En jouant au traducteur – la voix off a alerté le spectateur francophone que l’équivalence entre les paroles dites en arabe par la voix de Yasser Abdel-Latif et celles que prononce Waël Kadour n’est pas garantie –, en déployant une sorte de rituel très lent dont le sens nous échappe en grande partie, il sous-entend la difficulté à créer dans une situation qui le pousse à l’effacement. Avec Chapitre quatre, on a ainsi accès à la langue arabe si peu présente dans ce Festival, qui prétend pourtant lui offrir cette année un focus. On découvre aussi une écriture singulière, passionnante pour les questions qu’elle pose au théâtre, à ses fonctions et ses possibles.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Vive le sujet ! Tentatives – Série 1
Un spectacle que la loi considérera comme mien
Une proposition d’Olga Dukhovna
Avec Pauline Léger (enseignant-chercheur en droit privé, spécialiste en droit de la propriété intellectuelle), Olga Dukhovna (interprète)
Composition musicale Mackenzy Bergile
Dramaturgie Simon HatabProduction C A M P – Capsule Artistique en Mouvement Permanent
Coproduction SACD, Festival d’AvignonChapitre quatre
Texte et mise en scène Wael Kadour
Avec Wael Kadour
Collaboration artistique Jean-Christophe Lanquetin
Scénographie et régie générale Ikhyeon Park
Traduction Annamaria BiancoProduction Root’s Arts
Coproduction SACD, Festival d’AvignonDurée : 1h30
Festival d’Avignon, Jardin de la Vierge Saint-Joseph
du 9 au 12 juillet 2025, à 10h30 et 18h
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