Victime collatérale de la crise du Covid, l’adaptation scénique du scénario de la série télévisée du cinéaste polonais Krzysztof Kieślowski par Julien Gosselin et les élèves du Groupe 45 de l’École du TNS renaît de ses cendres sous la forme d’un film en neuf épisodes qui théâtralise le chef-d’oeuvre d’origine.
Faire contre mauvaise fortune bon coeur. S’il ne peut prétendre au sacro-saint titre de commandement, cet adage populaire résume parfaitement le processus de création du Dekalog, adapté, mis en scène, puis finalement réalisé par Julien Gosselin. Fruit d’un travail de longue haleine mené avec les élèves – comédiens, scénographes, costumiers, créateurs-régisseurs, metteurs en scène et dramaturges – du Groupe 45 de l’École du TNS, cette exploration du scénario de la série télévisée de Krzysztof Kieślowski devait, à l’origine, déboucher sur un spectacle en bonne et due forme et consacrer l’entrée dans la vie professionnelle des jeunes artistes strasbourgeois. Las, prévue pour le mois de mai 2020, la concrétisation scénique de ce projet fut percutée par la crise du Covid et la fermeture des théâtres. Repoussées en février 2021 à la MC93 de Bobigny avec le fol espoir qu’elles pourraient avoir lieu, les représentations furent, une nouvelle fois, empêchées tandis que les répétitions, elles, allaient bon train. C’est alors que, sur proposition de la directrice de la MC93, Hortense Archambault, et de l’ex-patron du Théâtre National de Strasbourg, Stanislas Nordey, Julien Gosselin a décidé de changer son fusil d’épaule, d’essayer une forme nouvelle et de transformer ce spectacle mort-né en film expérimental pour garder une trace de cette épopée qui avait bravé bien des tempêtes. Avec la complicité de la société de production Année Zéro, le metteur en scène a alors converti l’espace de répétitions de la MC93 en plateau de tournage pour s’attaquer aux dix épisodes, comme autant de commandements, du chef-d’oeuvre de Kieślowski.
Pour bâtir ce projet, Julien Gosselin ne s’est pas appuyé sur la série de films – qu’il assure ne pas avoir vus à une ou deux exceptions près et lointaines – réalisés en 1988 pour la télévision polonaise, mais sur les scénarios co-écrits par le cinéaste et Krzysztof Piesiewicz. Au terme d’un travail d’adaptation draconien qui réduit le substrat des dix épisodes d’une cinquantaine de minutes en un enchaînement de neuf fragments d’une durée variable et moyenne de 25 minutes, le metteur en scène renoue avec la substantifique moelle du chapelet biblique de Kieślowski, où l’intrigue de chaque épisode répond à l’un des dix commandements – « Un seul Dieu tu adoreras », « Tu ne commettras point de parjure », « Tu ne commettras point le pêché de luxure », « Tu honoreras ton père et ta mère », « Tu ne mentiras point », « Tu ne tueras point », « Tu ne convoiteras pas la femme d’autrui », « Tu ne voleras point », « Tu respecteras le jour du Seigneur », « Tu ne convoiteras pas le bien d’autrui ». Frappantes d’universalisme dans leur façon de poser de cruels dilemmes, ces situations imaginées dans le bloc communiste de la fin des années 1980 n’ont aucun mal à se conjuguer au présent. Mues par l’idée transverse que les actions des uns ont toujours des conséquences sur les autres, elles mettent les hommes face à leurs contradictions, leurs envies et leurs manques, et sondent l’humain dans toute sa complexité et son rapport à la morale dans toute sa pluralité. Expériences successives, et parfois conjointes, du désir, de la transgression des codes et des interdits, de la frustration, du mensonge, elles les emportent, et souvent les punissent, en jouant avec leurs failles.
Projetés en avant-première à la MC93, puis au TNS, avant d’être diffusés au premier trimestre 2024 sur France Télévisions, les neufs épisodes conservent les stigmates de leur processus de création à nul autre pareil. Assemblés, ils forment un objet artistique hybride, et joliment inclassable, qui combine la réalisation cinématographique et les outils de l’art dramatique, le produit fini et le tournage en train d’avoir lieu. Tandis que certains éléments sont volontairement mis en avant – les caméras, les micros, les coulisses, les gradins de la MC93… – à la manière d’un making-off qui rappelle que nous sommes bien au théâtre, d’autres sont plus souterrains et soulignent le côté artisanal de cette expérience. Menée dans l’urgence, avec des moyens qui n’ont rien à voir avec ceux habituellement alloués au cinéma, elle se plaît alors à livrer ses secrets, à dévoiler ses artifices, à ne pas cacher qu’il s’agit bien de faux vent, de fausse neige et même de faux trajets en voiture, reproduits à l’aide d’une carcasse immobile et d’un cadreur qui mime les secousses de la route. Surtout, la direction d’acteurs imposée aux jeunes comédiennes et comédiens du Groupe 45 de l’École du TNS se veut puissamment, et corporellement, engagée et répond davantage aux canons du théâtre qu’à ceux du cinéma.
Car, contrairement à Kieślowski qui avait fait le pari délicat du jeu allusif et des figures, Julien Gosselin ose l’incarnation et transforme l’ensemble des protagonistes du cinéaste polonais en êtres de chair et de sang. Si, en poussant ainsi les feux de la théâtralité, le metteur en scène conduit quelques rares acteurs dans le rouge, il parvient à révéler l’ironie mordante de certaines situations, à dévoiler la grandiloquence de plusieurs personnages, à dégager un humour noir et fécond – avec une mention spéciale au dernier épisode qui, en entremêlant les deux commandements « Tu ne tueras point » et « Tu ne convoiteras pas le bien d’autrui », se risque avec une folie communicative aux blagues d’initiés et aux costumes de mascottes –, mais aussi à débusquer le talent de la plupart des comédiens, à commencer par Léa Luce Busato, Leïla Muse et Achille Reggiani. Tandis que la réalisation, eu égard aux conditions de création, ne parvient jamais à atteindre l’esthétisme d’Extinction et que l’adaptation, forcément draconienne, ne réussit pas toujours à renouer avec la profondeur de quelques-uns des films originaux, on ne peut alors s’empêcher d’avoir envie de voir l’art purement théâtral s’inviter dans la danse pour nourrir encore davantage ce projet grâce à son caractère live, sa dynamique bouillonnante et son intensité intrinsèque, et de rêver, avec gourmandise, au spectacle tel qu’il aurait dû être.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Dekalog
D’après le spectacle Dekalog adapté et mis en scène par Julien Gosselin avec le Groupe 45 de l’École du TNS
Adapté des récits de Krzysztof Kieślowski et Krzysztof Piesiewicz écrits pour la série de films réalisés par Krzysztof Kieślowski en 1988 pour la télévision polonaise
Réalisation Julien Gosselin
Avec Elan Ben Ali, Majda Abdelmalek, Amine Boudelaa, Clémence Boissé, Léa Luce Busato, Jisca Kalvanda, Alexandre Houy-Boucheny, Leïla Muse, Achille Reggiani, Théo Salemkour, Léa Sery, Florian Sietzen, Denis Eyriey
Image Pauline Sicard
Son Francis Berrier
Montage image Nathan Jacquard
Musique Guillaume Bachelé et Maxence Vandevelde
Etalonnage Laurent Ripoll
Production Igor Auzépy et Stéphane DemoustierProduction Année Zéro
Coproduction MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Théâtre National de Strasbourg, Si Vous Pouviez Lécher Mon Coeur
Avec la participation de France Télévisions
Avec le soutien artistique du Jeune Théâtre NationalDurée : 3h50, en neuf épisodes
Projection à la MC93, Bobigny
le 25 novembre 2023Projection au Théâtre National de Strasbourg
le 27 janvier 2024Diffusion sur France Télévisions
1er trimestre 2024
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