Pendant trois ans, Leyla Rabih a rassemblé dans différents pays des témoignages d’exilés syriens. Elle les partage dans Traverses, en tentant de les mêler à sa propre biographie et à celle des comédiens Philippe Journo et Elie Youssef qui l’ont accompagnée dans ses recherches. Une idée riche qui peine à trouver sa forme au plateau.
Alors qu’elle se consacrait jusque-là à des textes contemporains, Leyla-Claire Rabih prend un grand virage théâtral à partir de 2011. Le soulèvement populaire contre le régime syrien, dont la répression déclenche une guerre civile, mène la metteure en scène et traductrice à l’écriture. Avec Lettres syriennes / Lettres d’exil (2013), elle entame une recherche sur la réalité syrienne à partir de son expérience personnelle, dont elle mêle le récit aux documents et témoignages qu’elle recueille. La distance qui la sépare de la Syrie, où son père est né mais pas elle, lui pose des questions qu’elle place au cœur de cette première forme courte. En 2017, elle poursuit son travail sur la transformation de la révolution pacifique en guerre civile, cette fois à travers trois textes de l’auteur syrien Mohamad Al Attar qu’elle rassemble sous le titre Chroniques d’une révolution orpheline.
Le tour de la diaspora
Leyla-Claire Rabih revient à une écriture plus intime dans Traverses, dont la création retardée par la Covid-19 vient d’avoir lieu dans le cadre de Théâtre Enfin ! (21 mai – 2 juillet 2021), programmation rassemblant le festival Théâtre en Mai du Théâtre Dijon Bourgogne et d’autres spectacles qui auraient dû y être présentés la saison dernière. Elle en raconte la genèse dans le journal en ligne « Traverse » qu’elle tient alors. On y apprend qu’à Beyrouth en 2015 « pour être au plus près de la Syrie, et tenter de comprendre mieux qu’à distance », elle regarde sur son écran d’ordinateur les flots de réfugiés syriens qui accostent en Grèce avant de poursuivre leur route vers l’Europe. « J’ai la même impression que 25 ans plus tôt, après mon retour de Berlin Est, quand je regardais à la télévision la chute du mur, de prendre l’Histoire à rebours. Une fois de plus, je ne suis pas au bon endroit au bon moment, je suis absente du théâtre des évènements, qui me bouleversent pourtant », dit-elle.
Trois ans plus tard, elle commence à mener des entretiens avec des exilés syriens, d’abord au Liban avec le comédien Elie Youssef puis en Grèce et en France, où le comédien Philippe Journo et l’assistante à la mise en scène et à la dramaturgie les rejoignent. Cette récolte de paroles sur un temps long – la recherche s’étend sur près de trois ans – constitue l’essentiel, mais non l’ensemble de Traverses : Leyla-Claire Rabih et les deux artistes qui l’ont accompagnée dans sa quête s’en mêlent en apportant le récit des migrations dont ils sont issus. Celles de leurs ancêtres, nés pour l’un en Syrie, pour l’autre en Tunisie.
Dans le premier témoignage – celui d’un Syrien exilé en Grèce – qui compose la pièce une fois de plus très fragmentaire, les trois acteurs expriment clairement la distance dont parlait Leyla quelques années auparavant. Traduits en direct par Elie Youssef, les propos pleins de douleur et d’amertume d’un homme face au désengagement occidental suscitent chez Leyla un malaise qu’elle exprime aussitôt. De même qu’elle explique une partie du processus d’écriture de la pièce. Ainsi entouré d’une réflexion sur ce qui l’a précédé et sur ce qui l’a suivi, le témoignage documente autant les conséquences de l’exil sur celui qui l’a vécu en pleine guerre civile que les questions éthiques et esthétiques que pose son partage au théâtre. Lorsque Leyla-Claire Rabih explique se sentir ramenée par son témoin à sa condition d’Européenne, et donc rendue indirectement coupable du comportement de cette partie du monde face à la tragédie syrienne, c’est d’une manière plus large le geste documentaire au théâtre qu’elle questionne. La Traversée s’annonce donc riche. Elle l’est hélas moins que prévu.
Après cette introduction, les paroles des témoins et celles des artistes cesse d’être aussi liée. La plupart du temps, elles se succèdent sans vraiment dialoguer les unes avec les autres, sans se questionner mutuellement. C’est pourtant la part subjective de la narration de Leyla-Claire Rabih qui rend le plus prometteur son journal auquel on revient encore comme à une promesse en partie déçue. Si cette trace du processus de travail apparaît à quelques reprises au cours du spectacle, c’est trop brièvement pour créer un véritable pont entre ceux qui sont sur scène et ceux qui n’y sont pas. Ils apparaissent de plus parfois à des moments inattendus. À la toute fin du spectacle par exemple, où Leyla raconte à travers une vidéo sa première résidence de création à Beyrouth dans des termes proches de ceux du journal.
Sur les traces de la Syrie
Extrait : « C’est très ambivalent de venir chercher ici des traces de l’histoire syrienne. Tous les bâtiments rappellent la guerre et évoquent ceux que je ne verrai pas, à 90 km d’ici : Les villes syriennes détruites. La vie quotidienne pendant la guerre, tous ces petits arrangements que les gens ont dû faire pour continuer de vivre : détourner les tuyaux, récupérer l’eau, rétablir l’électricité, toutes ces stratégies pour réparer après un bombardement… ». On peut deviner que, si elle n’a pas souhaité placer cette observation en début de pièce, c’était pour éviter de paraître placer son point de vue au-dessus des exilés rencontrés et de ses deux interprètes-témoins. Une humilité que l’on comprend sans peine, mais qui a en l’occurrence pour résultat d’ôter tout relief à la pièce. Au lieu de perturber, d’interroger, les nombreux changements de locuteurs ont tendance dans Traverses à former un tout assez homogène.
En restituant un maximum de témoignages de manière brute, par un récit et la diffusion de vidéos montrant les mains de chaque personne interrogée, Leyla-Claire Rabih n’en creuse aucun. Elle peine aussi à offrir un regard précis sur l’ensemble, qu’elle décrit pourtant très bien par ailleurs. La liberté individuelle acquise dans l’exil par exemple, et la tendance collective au raidissement autour de marqueurs identitaires qu’elle observe lors de son enquête auraient mérité d’être formulés et approfondis. En choisissant de ne pas se présenter comme artistes, de ne pas évoquer leur parcours théâtral dans la pièce – là encore certainement par crainte du surplomb –, les trois comédiens passent aussi à côté du parallèle entre exil et théâtre que remarque Leyla hors du plateau. Nous terminerons avec lui, car il montre bien vers où Traverses aurait pu mener son auteure : « Et le théâtre c’est cela au début non ? C’est là que tu peux être Antigone pendant un moment et rentrer chez toi après. C’est l’endroit où tu n’as pas besoin de justifier pourquoi tu t’arroges la liberté de passer d’un groupe à l’autre ? Je crois que pour nous trois cela a été un gage de liberté fondamentale ».
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Traverses
Conception et mise en scène : Leyla-Claire Rabih
Travail scénographique et vidéo : Jean-Christophe Lanquetin
Assistante à la mise en scène et à la dramaturgie : Morgane Paoli
Ateliers, Recherches, Écriture : Philippe Journo, Leyla-Claire Rabih, Elie Youssef
Création lumière et régie générale : Thomas Coux
Création sonore : Anouschka Trocker
Avec : Philippe Journo, Leyla-Claire Rabih, Elie Youssef
Production : Grenier Neuf
Partenaires :
– CDN Théâtre Dijon Bourgogne
– Institut français du Luxembourg / Abbaye de neimënster
– Le-Maillon, Théâtre de Strasbourg / Scène Européenne
– Centre Français de Berlin / Maison des Francophonies
– Institut français dans le cadre de la Résidence sur mesure / Institut français du Liban
– Ville de Dijon / Région Bourgogne Franche-Comté / DRAC Bourgogne Franche-Comté
– Haute Ecole des Arts du Rhin (HEAR) Strasbourg et Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg
– Festival Between the Seas / 1927 art space, Athènes
– I-portonus dans le cadre du programme Europe Creative
– Collectif Kahraba / Hammana Artist House, Liban
– Le Vivat, scène conventionnée d’ArmentièresThéâtre Dijon Bourgogne
Vendredi 21 Mai 2021 – 18:30
Samedi 22 Mai 2021 – 15:30
Dimanche 23 Mai 2021 – 15:00
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