Pour sa deuxième création, l’autrice et metteuse en scène Camille Berthelot poursuit l’exploration de son histoire familiale et de ses traumatismes. Un spectacle qui se déploie entre enquête et inscription de ses enjeux dans un contexte collectif.
En 2018, Camille Berthelot créait Maryvonne. Interprété par la comédienne Alma Livert – également en scène dans Tous les dragons –, ce premier spectacle se donnait comme un échange entre la jeune artiste et sa grand-mère. L’autrice et metteuse en scène, formée autant au théâtre qu’au cinéma documentaire, déployait une forme autofictionnelle recourant volontiers à la vidéo pour explorer son histoire familiale – et notamment le suicide de son grand-père. Autofiction, présence de la vidéo, désir de se ressaisir d’une part de son histoire personnelle : ce sont tous ces éléments que l’on retrouve dans Tous les dragons et qui structurent cette nouvelle création. Et, avec son écriture aussi modeste qu’efficace, le spectacle creuse le sillon d’un théâtre empruntant les chemins du documentaire pour raconter un itinéraire de réparation intime, s’inscrivant dans les problématiques du tabou de l’inceste.
La question du cheminement face à de telles violences, qui est au cœur du spectacle, résonne dans son titre même. Car « Tous les dragons » renvoie à une phrase de Rainer Maria Rilke – qui clôture par ailleurs le spectacle. Adressée par le poète allemand à l’un de ses jeunes homologues lors d’un échange épistolaire – et éditée dans l’ouvrage Lettres à un jeune poète –, la formule de l’écrivain pose notamment que « Tous les dragons de notre vie sont peut-être des princesses qui attendent de nous voir beaux et courageux. Toutes les choses terrifiantes ne sont peut-être que des choses sans secours, qui attendent que nous les secourions ». Cette vision invitant à dépasser la portée symbolique du dragon, vu uniquement comme un mal extérieur, pour l’appréhender comme un mal à surmonter, Camille Berthelot la fait sienne. Au lieu de l’expliciter ou de la théoriser, la metteuse en scène la met en jeu dans un récit rendant compte de sa propre trajectoire. Ici réagencée, fictionnalisée, déployant toute une palette d’émotions, l’histoire personnelle s’articule autour d’étapes importantes. Sur une scène occupée simplement par un grand écran, une table, une lampe de bureau et une caméra à cour – permettant de filmer les personnages comme les objets souvenirs venus du grand-père –, Tous les dragons déroule chronologiquement les obsèques du grand-père, le vidage de la résidence secondaire de ce dernier – que Camille Berthelot ne connaît pas et qui devient métonymique de la part cachée, obscure, de la vie de cet homme –, les affaires qu’elle y récupère, l’apparition de cauchemars obsédants, le travail avec la psychiatre Muriel Salmona pour dénouer l’amnésie traumatique, l’annonce à sa famille de l’inceste subi, la découverte d’autres parcours de personnes incestées et la réappropriation, à travers tout cela, de son identité.
Interprété par deux comédiens – Alma Livert jouant la jeune femme qui chemine avec sa « boîte noire » de souvenirs, tandis que Tristan Pellegrino incarne tous les autres personnages (maître de cérémonie funéraire, psychiatre, ami.e, parents, etc.) –, l’ensemble suit sa ligne. L’écriture textuelle comme scénique s’affirme de façon directe, claire et économe, la présence ponctuelle de dessins d’animations prenant en charge par des images efficaces certains cheminements. Car il s’agit bien ici de raconter sans embellir ni spectaculariser. L’essentiel est de trouver le juste mot, la justesse dans l’adresse, pour qu’émerge ce qui sous-tend cette histoire : comment on se relève de telles violences et comment ces dernières déclenchent un réagencement de sa vie, de sa mémoire, des relations intrafamiliales comme amicales. Cette trajectoire de reconstruction, le personnage de la jeune femme la réalise en confrontant sa propre souffrance à celle d’autres personnes incestées. Tous les dragons désigne ainsi non pas tant une expérience isolée qu’une terrible violence systémique subie par des millions de personnes – le spectacle rappelant qu’aujourd’hui un enfant sur dix est encore victime d’inceste en France. Au-delà de quelques séquences un brin plus anecdotiques (tel le morceau d’ABBA en karaoké) et d’une précision à affiner dans le jeu – alors que l’économie formelle du dispositif comme le sujet imposent une grande rigueur dans l’interprétation –, Tous les dragons porte avec une sensibilité toute en finesse la possibilité d’une réparation.
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
Tous les dragons
Écriture et réalisation Camille Berthelot
Avec Alma Livert, Tristan Pellegrino
Direction d’acteur·ices Agathe Mazouin
Dramaturgie Pablo Leridon
Scénographie Alice Girardet
Vidéaste Vojta Janyska
Création lumière Lison Foulou
Musique Paul Pécastaing
Régie générale Benjamin MornetProduction Compagnie Les Habitantes
Coproduction TJP CDN Strasbourg – Grand Est ; Espace Bernard Marie Koltès – Metz ; Nouveau Relax – Chaumont ; La Pokop – Strasbourg ; La Passerelle – Rixheim / Drac Grand Est, Ville De Reims, Département De La Marne, Région Grand Est, Agence Culturelle
Soutien Le Salmanazar – Epernay ; Centquatre – Paris ; Espace 110 – IllzachDurée : 1h20
Vu en avril 2025 au TJP CDN Strasbourg – Grand Est
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