Dans Ton Corps – Ma Terre créé au Théâtre Public de Montreuil où elle est en résidence cette saison, Tatiana Spivakova met en scène la douleur, la lutte d’une femme pour le retour de l’homme aimé plongé dans le coma. Elle convoque pour cela de nombreux langages, tantôt poétiques tantôt plus quotidiens, sans réussir à les rassembler en un tout cohérent et capable rendre l’intime partageable.
« Quand je n’étais plus là… ». Prononcés dans un murmure, en voix off, ces mots qui ouvrent Ton Corps – Ma Terre annoncent un retour en même temps qu’une disparition. « En même temps », c’est d’ailleurs un mot que prononce souvent l’héroïne de la pièce de Tatiana Spivakova, Madame X, lorsqu’elle raconte à sa psychologue la sortie du coma de l’homme qu’elle aime ou aimait – elle ne sait plus où elle en est. En relevant ce tic de langage à travers les mots de son personnage d’analyste, l’autrice et metteure en scène de la pièce en exprime l’intention. Il s’agit non pas de raconter l’indicible, l’expérience du coma, mais de mettre des mots sur l’espace-temps, sur l’épreuve traversée par la conjointe d’une personne plongée longtemps dans l’inconscience. Cela non pas sous un mode tragique – on sait d’emblée que l’aimé finit par sortir de son sommeil –, mais sous la forme d’un retour en arrière visant une forme de réparation, de réappropriation par les mots d’une histoire traumatique.
Le choix par Tatiana Spivakova d’une écriture composite, mouvante, est posé avant même que soit expliqué le coma autour duquel est construite la pièce. À peine la voix off s’éteint-elle sur « une berceuse arabe », un coin du plateau côté cour s’éclaire sur un tableau aux accents comiques, où dans le rôle de Madame X la comédienne Hayet Darwich joue avec Raymond Hosni une scène d’avion dont on ne sait si elle se passe avant, après ou « en même temps » que le coma. Un fil relie toutefois ces deux premiers fragments, ainsi que beaucoup de ceux qui suivent : la poésie. En vol en effet, les deux inconnus se construisent une complicité autour des mots du Palestinien Mahmoud Darwich, dont les poèmes ne tardent pas à s’inviter dans la bouche d’Hayet Darwich et d’Alexandre Ruby qui incarne un Monsieur X dans un mouvement ralenti sensé dire l’immobilité. Le statut de la parole poétique dans Mon Corps – Ma Terre est à l’image de la pièce dans son ensemble : ambigu, difficile à cerner.
S’il fait parfois lien entre des personnages éloignés, soit par la culture soit par le coma, le poème les met aussi à distance du drame qui se joue entre eux. Il a tendance aussi à en éloigner le spectateur en lui proposant d’élargir sa lecture de l’histoire d’amour perturbée par l’accident. En mêlant les mots de Darwich à ceux de Madame et de Monsieur X, ainsi qu’à ceux d’un entourage le plus souvent traité sur le ton de la caricature – incarnés par Maly Diallo et Luana Duchemin, le corps médical et le cercle amical sont le plus souvent porteurs d’attitudes et de langages stéréotypés, inaptes au soutien –, Tatiana Spivakova cherche trop visiblement à faire du drame central la base d’une réflexion plus vaste sur la notion de déracinement pour y arriver vraiment. La présence au plateau d’un oudiste, Yacir Rami – le seul des interprètes à ne jamais quitter le plateau –, un chant en arabe par Hayet Darwich ou encore quelques scènes montrant un Monsieur X d’avant le coma et même d’avant l’amour avec Madame X en prise avec la police des frontières se superposent à l’histoire principale sans parvenir à en creuser le sens.
En multipliant les registres de langage, les disciplines et les récits, Tatiana Spivakova a tendance à perdre de vue son angle central : la solitude de Madame X dans son attente, son incapacité à habiter le présent et son propre corps face à celui, inerte, de l’aimé. La belle distribution du spectacle peine à tenir ensemble toutes les composantes de Ton Corps – Ma Terre, et à en faire ressortir les enjeux. Lesquels demeurent d’ailleurs flous, perdus dans le paysage très éclaté mais aussi saturé de la pièce, laissant peu de place à l’interprétation. Si l’autrice et metteure en scène suggère dans son discours autour du spectacle sa dimension très personnelle, cela n’est jamais exprimé au plateau. Au contraire, les envolées lyriques, les bribes épiques qui jalonnent la traversée de Madame X semblent vouloir la placer du côté de la fiction, de la fable. Cherchant sans doute ainsi à dépasser l’intime pour atteindre une forme d’universel, Tatiana Spivakova s’en éloigne.
Le regard indécis porté sur Madame X, dont les traits héroïques sont parfois nuancés, n’aide en rien à rendre palpable la pensée de l’autrice, qui dit dans un entretien avoir réalisé que pour elle, « être séparée de force de l’être aimé, c’est comme être séparée de sa patrie ». Sans doute en assumant le point de départ très personnel de son écriture, l’artiste aurait-elle mieux réussi à la partager avec son équipe, à leur permettre d’habiter les blessures de la pièce pour en donner à voir les reliefs et les possibilités de réparer.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Ton Corps – Ma Terre
écriture et mise en scène Tatiana Spivakova
avec des extraits de textes de Mahmoud Darwich
avec Hayet Darwich, Maly Diallo, Luana Duchemin, Alexandre Ruby, Raymond Hosny, Yacir Rami
collaboration artistique Tamara Al Saadi
création lumière Cristobal Castillo
création sonore Malo Thouément
création musicale Yacir Rami
scénographie Salma Bordes
costumes Laurane Le Goff
assistanat à la mise en scène Shadya Karbal
régie générale et plateau Marion Koechlin
visuel Ilona Kardanovaproduction Liubov’
production déléguée Théâtre Public de Montreuil – CDN
coproduction Théâtre du Beauvaisis – Scène Nationale
Projet soutenu par le ministère de la Culture – Direction régionale des affaires culturelles d’Île-de-France
Ce texte est lauréat de l’aide à la création de textes dramatiques ARTCENA 2021.durée 1h45
Théâtre Public Montreuil
du 10 au 28 janvier 2023
du lun au ven à 20h, le sam à 18h
relâche les dim et lun 16 janvier
Bonjour je suis le photographe et je m’appelle Geoffrey Serguier