Le jeune metteur en scène Tommy Milliot monte pour la première fois en France un texte d’une auteure catalane majeure : Lluisa Cunillé. Grâce à un jeu subtil, précis, et à une mise en scène à l’avenant, le mystère du huis-clos Massacre se déploie dans toute le Studio de la Comédie-Française.
Depuis la création de sa compagnie Man Haast en 2014, Tommy Milliot se distingue par la singularité des écritures auxquelles il consacre ses talents de metteur en scène. Après une pièce de Christophe Honoré, La Règle d’or du cache-cache, créée au Centre Dramatique National de Lorient, on le retrouve dans le cadre du festival Impatience en 2016 avec Lotissement de Frédéric Vossier, qui lui vaut le prix du jury. Il poursuit son exploration des écritures contemporaines avec Winterreise du Norvégien Fredrik Brattberg, alors quasi-inconnu en France, puis avec La Brèche de l’Américaine Naomi Wallace. Pour répondre à une proposition du directeur de la Comédie-Française Éric Ruf, Tommy Milliot s’empare d’une autre pièce méconnue en France d’une auteure qui l’est tout autant : Massacre de la Catalane Lluisa Cunillé, traduit par Laurent Gallardo. Une découverte aussi glaçante que réjouissante.
Comme Lotissement, cette pièce est un huis-clos. Et comme la plupart des textes mis jusque-là en scène part Tommy Milliot, il est ancré dans un univers quotidien, banal, dont les contours s’effritent peu à peu pour laisser entrevoir une réalité plus sombre. Une violence, une étrangeté d’autant plus inquiétante qu’elle se loge dans des mots et des choses de tous les jours. Dans le hall d’un hôtel en l’occurrence dans Massacre. Ou plutôt dans la « possibilité d’un salon d’hôtel ou d’une salle d’attente ou encore tout simplement de perspectives, c’est-à-dire des lignes de fuite qui prendront sens grâce à la lumière que j’imagine comme une matière visible », formule le metteur en scène dans le dossier du spectacle. Une approche qui lui permet de suggérer tout ce qu’il y a d’invisible dans la pièce de Lluisa Cunillé.
Sylvia Bergé et Clothilde de Bayser déploient un jeu à l’image de la scénographie du spectacle et du nom de leurs personnages : D, propriétaire d’un hôtel perdu dans les montagnes, et H qui en est la dernière cliente. Toutes en retenue, elles semblent pendant toute la pièce n’exprimer qu’une infime partie de ce qu’elles pensent. En partie peut-être du fait de la relation économique qui les unit. Mais aussi pour des raisons plus profondes que l’on devine dès lors que D dit son intention de fermer l’hôtel. Ce qui n’empêche pas H de persister dans son désir d’y rester. En entourant les mots de Lluisa Cunillé de silences, les deux comédiennes créent une singulière atmosphère de huis clos, où la menace n’est jamais nommée. Car si l’irruption de A – Nâzim Boudjenah, remplacé par Miglen Mirtchev les 13 et 14 février – semble d’abord éclairer la tension latente qui planait entre les deux femmes, il s’avère vite qu’il ne fait qu’en accentuer le mystère.
Les lumières changeantes de Sarah Marcotte et les sons bourdonnants d’Adrien Kanter participent pleinement du trouble qui s’insinue sur le plateau à travers une succession de détails. Par la manière un peu trop insistante dont D propose à H des services dont elle ne veut pourtant plus s’acquitter. Par le récit des sorties nocturnes de H et de ses promenades jusqu’au village, ou encore par son pneu crevé qui apparaissent comme des indices d’une réalité cachée. Dans ce petit monde dont les douleurs, les colères et non-dits évoquent ceux qui traversent l’œuvre d’Harold Pinter, tout semble pouvoir être signe d’un inconnu que Tommy Milliot excelle à laisser en suspens. Avec son beau Massacre, il lève toutefois le voile sur une chose : sur l’écriture de Lluisa Cunillé, qui a signé à ce jour pas moins de quarante-cinq pièces en catalan et en castillan et de nombreuses adaptations théâtrales. Le tout fonctionnant, selon son traducteur Laurent Gallardo, « tel un kaléidoscope qui se reconstitue sous des formes dramatiques singulières sans jamais perdre son essence ». Affaire à suivre.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Massacre
Traduction : Laurent Gallardo
Mise en scène et scénographie : Tommy Milliot
Lumières : Sarah Marcotte
Son : Adrien Kanter
Dramaturgie : Sarah Cillaire
Assistanat à la mise en scène : Matthieu Heydon
Avec : Sylvia Bergé, Clothilde de Bayser et Nâzim Boudjenah, en alternance avec Miglen Mirtchev
Durée : 1h15
Studio de la Comédie-Française
Du 23 janvier au 8 mars 2020
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