À l’Opéra de Rouen, Tiphaine Raffier livre une version très concrète de Dialogues des Carmélites. À la fois prosaïque et spirituelle, sa mise en scène donne une force physique à la mystique métaphysique de Poulenc.
Alors que le Théâtre des Champs-Élysées vient de reprendre la mise en scène d’Olivier Py de Dialogues des Carmélites – un travail d’une pieuse et respectueuse beauté –, l’Opéra de Rouen Normandie monte l’oeuvre en faisant appel à une jeune artiste qui signe sa toute première mise en scène lyrique, et ce en démontrant l’entière maîtrise et la densité déjà admirées ces dernières années sur la scène théâtrale. Dans son ambitieux spectacle intitulé La réponse des Hommes, l’autrice et metteuse en scène Tiphaine Raffier faisait se confronter les injonctions des Œuvres de Miséricorde chrétiennes à la réalité du monde contemporain. Là aussi, elle choisit d’actualiser le chef-d’œuvre de Poulenc dont elle s’empare en prenant le parti de l’extraire de l’austérité convenue pour, au contraire, en faire surgir une flamboyante ardeur. C’est d’ailleurs avec fièvre et folle exaltation que le compositeur a découvert la pièce de Bernanos créée en 1952, puis a décidé de la mettre en musique.
Sans aucune provocation ni vaine gratuité, Tiphaine Raffier donne de Dialogues des Carmélites une version aussi fervente que volontiers désacralisée. Son approche ne consiste pas à dépouiller l’opéra de son profond sens religieux, mais refuse de recourir à une illustration solennelle trop indicative et empesée. Le corps, les nerfs, la chair y trouvent toute leur place. C’est cette dimension concrète, physique et humaine qui fait la singularité de son travail absolument passionnant et émouvant. Les figures de nonnes ne sont jamais enfermées dans le statut et l’autorité qu’elles représentent. Au contraire, elles mettent en lumière, et exposent même à vif, toute leur force combative et leur fragilité. Sans pudique bienséance, le spectacle pénètre dans la sphère de l’intime de cette communauté. Les tableaux successifs sont imprégnés d’un réalisme qui confine même à une certaine crudité. Sans confort, sans tranquillité, se dessine la vie humble et quotidienne d’un carmel en chantier et sur le point de péricliter. Dans la salle commune qui doit aussi servir de lieu d’office, et jusque dans les douches et crasseux sanitaires, les sœurs se livrent à la prière et s’adonnent aux basses affaires domestiques – travaux de réfection, tâches ménagères. C’est entre ces murs de ciment clair que Blanche est admise au noviciat et suit son parcours déterminé.
En totale adéquation avec ce qu’on voit sur scène, l’orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie est mis en ébullition par son directeur Ben Glassberg qui, avec des traits particulièrement saillants ou plus languissants, restitue un Poulenc chaleureux et passionné. Jamais bridé, le discours musical éclate en ampleur sonore et en expressivité. Attachée aux voix et aux mots, l’écriture de Poulenc est admirablement servie par de jeunes interprètes très homogènes, mais ne souffrant d’aucune uniformité. Le rôle de Blanche est confié à Hélène Carpentier, magnifique d’engagement et d’éclat vocal, alliant ce qu’il faut de douceur et de caractère pour éviter de cantonner le personnage à un excès d’innocence et de légèreté. Lucile Richardot est une vieille Prieure au grain vocal un brin rugueux et dotée d’une présence tétanisante, montrée sans concession dans l’agonie, en blouse médicale mal ficelée dans le dos, en train de se débattre sur un brancard avec un corps fléchi car souffrant. La Constance d’Emy Gazeilles incarne la pureté guillerette sans sotte naïveté. Si Mère Marie que joue Eugénie Joneau est d’une fermeté sadique, Madame Lidoine défendue par Axelle Fanyo est d’un réconfort vibrant.
Plus que le destin de nonnes, c’est avant tout celui de femmes, recluses, menacées, démunies, résistantes, qui se donne à voir, sans angélisme, avec autant de violence – série d’humiliations et sévices corporels – qu’un bel esprit de sororité. Ensemble, elles forment un chœur digne et soudé, en marche dans la nuit pluvieuse. Ayant quitté de force leurs habits sacerdotaux au profit de vêtements lambdas d’aujourd’hui, elles s’avancent vers la mort en brandissant la croix du Christ faite avec deux maigres branches précairement nouées. Sur le plateau nu, sombre et détrempé, elles s’effondrent l’une après l’autre au son dru du couperet de l’échafaud, dans un final on ne peut plus tragique et poignant.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Dialogues des Carmélites
Opéra en trois actes de Francis Poulenc
Livret issu de la pièce de Georges Bernanos, d’après une nouvelle de Gertrude Von Le Fort
Direction musicale Ben Glassberg
Mise en scène Tiphaine Raffier
Avec Jean-Fernand Setti, Hélène Carpentier, Julien Henric, François Rougier, Lucile Richardot, Axelle Fanyo, Eugénie Joneau, Emy Gazeilles, Aurélia Legay, Matthieu Justine, Jean-Luc Ballestra, Alice Gregorio, Ronan Airault, Carla-Marine Cleray, Gribouille Sorton, Roméo Agratina, Nabil Berrehil, Eytan Bracha
Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie
Orchestre Régional de Normandie
Chœur accentus / Opéra de Rouen Normandie
Dramaturgie, collaboration artistique Eddy Garaudel
Collaboration aux mouvements Catherine Galasso
Scénographie Hélène Jourdan
Costumes Caroline Tavernier
Lumières Kelig Le Bars
Vidéo Nicolas MorganProduction Opéra de Rouen Normandie
Coproduction Opéra national de LorraineDurée : 3h05 (entracte compris)
Opéra de Rouen Normandie
du 28 janvier au 4 février 2025Opéra national de Lorraine, Nancy
durant la saison 2025-2026
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