Tiago Rodrigues revient au Festival d’Avignon par la grande porte, celle de la Cour d’honneur. Il y met en scène La Cerisaie avec Isabelle Huppert dans le rôle de Lioubov. Le directeur du Teatro Nacional Dona Maria II de Lisbonne monte pour la première fois un Tchekhov. Il nous parle de son amour pour la Cour, de sa passion pour Isabelle Huppert et de sa vision de la société actuelle.
Comment s’est construit le projet autour de La Cerisaie ?
Le projet existait avant la possibilité de le présenter dans la Cour d’honneur. C’est la rencontre avec Isabelle Huppert, que j’admire depuis mon adolescence et qui avait vu presque tous mes spectacles en France, qui a marqué le début de cette aventure. On s’est rencontrés à Lisbonne. Elle tournait un film au Portugal. Je l’ai invitée à visiter le théâtre national que je dirige. Et le soir même, on a commencé à discuter de Tchekhov et de La Cerisaie. Les conversations ont continué, jusqu’au moment où on s’est dit que nous le ferions ensemble. Moi, je n’ai jamais mis en scène Tchekhov. Je n’ai pas l’habitude de mettre en scène des textes du répertoire. J’aime réécrire et adapter. Mais c’est la première fois, effectivement, que je mets en scène un texte déjà écrit presque dans son intégralité. Et Isabelle Huppert n’avait jamais joué Tchekhov, ce que j’ai trouvé incroyable. Ensuite le Festival d’Avignon a décidé de le produire, et les conversations ont commencé à propos de la Cour d’honneur. Et je l’ai pris comme en défi. Très excitant, passionnant. Et je le ressens encore comme ça, jusqu’à maintenant.
La Cour vous a-t-elle fait peur ?
Cela pourrait être effrayant ou intimidant au regard de son histoire démarrée en 1947 par Jean Vilar, qui a eu l’idée de poser ses tréteaux dans ce monument pour proposer des soirées autour du théâtre. Je pense qu’il faut avoir un peu d’irresponsabilité pour se mettre à faire du théâtre dans la Cour. Mais on doit aussi conquérir notre liberté pour pouvoir faire le théâtre que l’on désire dans ce lieu-là. Alors, on essaie d’oublier un peu la tradition pour ne pas la rendre lourde et s’inscrire à notre manière dans cette histoire magnifique.
Comment avez-vous conçu votre Cerisaie ? Est-ce que la conception sera différente de la tournée ?
Elle sera très différente. On savait qu’on allait créer dans la Cour avec les contraintes, les spécificités du lieu comme la largeur immense de cette scène avec ses 33 mètres d’ouverture. C’est vraiment inhabituel de construire un spectacle pour une scène aussi large. Bien sûr, il y a le mistral qui va nous visiter, et qui viendra animer le spectacle. On peut aussi rendre magique les circonstances, avec le risque de pluie, avec ces deux mille personnes en face. Ce sont quand même des caractéristiques très particulières. On s’est dit qu’il fallait créer le spectacle pour ce grand événement et les onze représentations à Avignon. Et après, on le retravaillera pour les salles, notamment pour le Théâtre national à Lisbonne, pour l’Odéon et pour la grande tournée.
Isabelle Huppert est-t-elle la Lioubov Andréïevna Ranevskaïa idéale ?
Comme je l’ai déjà dit, le texte était déjà écrit. Alors que moi, j’ai l’habitude d’écrire pour des actrices et des acteurs. Mais je me suis dis : « Et si Tchekhov avait écrit Lioubov pour Isabelle Huppert ? » Et je suis sûr que oui ! N’oublions pas que Tchekhov l’a écrite pour Olga Knipper, sa femme, grand actrice du Théâtre d’art de Moscou qui a créé le rôle. Je pense qu’il l’a écrite pour offrir le texte à quelqu’un qui possède une grande maîtrise technique du métier d’actrice et une présence extraordinaire. Et Isabelle Huppert est une actrice magnifique, d’une maîtrise incroyable, mais aussi quelqu’un avec une sensibilité et une présence qui touchent immédiatement tous ceux qui l’entourent. On le voit dans ses films, au théâtre. Dès son entrée sur scène elle déclenche des événements avant même que quelque chose ne se passe. Incarner Lioubov est un défi très intéressant et, en même temps, très adéquat par rapport à la complexité, à la sensibilité d’Isabelle Huppert.
L’histoire du Festival d’Avignon est jalonnée aussi par la présence d’Isabelle Huppert qui fait son retour dans la Cour…
On le ressent très clairement dans ce qui entoure le spectacle. Et Tchekhov nous offre des cadeaux. Par exemple, quand Lioubov fait ses adieux à la maison de son enfance, Isabelle Huppert regarde les murs de la Cour d’honneur et dit : « Ces murs, ils en ont tellement vu ».
La Cerisaie traite d’une société en pleine mutation au début du XXe siècle. Et aujourd’hui, on est en 2021 dans une société qui est toujours en mutation. Est-ce que c’est quelque chose qui vous a aussi inspiré dans la façon de mettre en scène le texte de Tchekhov aujourd’hui ?
Oui, absolument. Le texte parle de la fin d’un temps et du début d’un autre que l’on ne comprend pas très bien encore. Alors pour nous, les humains de 2021, ça nous parle après deux années troublées par cette pandémie si tragique. Le spectacle parle d’un bouleversement social et historique qui amène à des changements profonds dans la vie quotidienne, intime, familiale de tous. Entre les lignes, et c’est aussi l’une des puissances de ce texte de Tchekhov, cela parle de nous. Si j’avais monté le texte en 1946, on parlerait du grand changement social de l’Europe de l’après-guerre, et dans années 1980, on parlerait d’une autre pandémie, celle du sida. C’est cette métaphore du changement social qui bouleverse les vies des individus dans cette Cerisaie. Quand Tchekhov écrit la pièce en 1904, il le fait quarante ans après l’abolition du servage de 1861 par Alexandre II. Il parle de la crise sociale, morale même, qui s’est déclenchée par le fait que, pour la première fois, des adultes sont nés libres comme lui. L’idée d’ascension sociale, d’accession à plus de démocratie est très présente en Europe, et ce même avant la pandémie. C’est là le profond changement que l’on doit encore faire. Nous sommes toujours des démocraties en construction.
Des démocraties dans lesquelles pendant cette pandémie, dans certains pays, les lieux de culture ont fermé. C’était le cas en France. Vous avez eu un peu plus de chance au Portugal, où les théâtres et les opéras sont davantage restés ouverts. Ressentez-vous le besoin du public de reprendre contact avec les artistes ?
Hier, avec Adama Diop, qui joue Ermolaï Alexéïevitch Lopakhine dans la pièce et qui dit les premières phrases du texte, on rigolait parce qu’il doit commencer en disant : « Dieu soit loué. Ce train est arrivé. Il est en retard de deux heures ». Et il me disait il faudrait dire : « Dieu soit loué. Ce festival est arrivé, il est en retard de deux ans ! » C’est vrai qu’on le ressent partout, dans les festivals. L’annulation d’Avignon l’année dernière a créé un vide que l’on essaie de compenser. Ce n’est pas une responsabilité, c’est juste un privilège de pouvoir être présent dans cette édition qui sera inévitablement chargée d’une électricité de retrouvailles. Je l’ai vu au Portugal, notamment au Théâtre national, qui n’a pas été fermé autant de temps qu’en France. Nous avons été fermés pendant deux périodes de deux mois et, à chaque moment de réouverture, c’était la réaffirmation de l’immense puissance d’être ensemble dans une salle de théâtre. J’ai encore plus la foi dans le théâtre qu’auparavant.
Propos recueillis par Stéphane CAPRON – www.sceneweb.fr
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