Au Théâtre Hébertot, Thierry Harcourt exhume Pauvre Bitos, une pièce de Jean Anouilh, en revendiquant son incroyable modernité. On peine à la trouver.
Créée en 1956 avec comme interprète Michel Bouquet, Pauvre Bitos ou le dîner de têtes de Jean Anouilh n’avait pas été remontée depuis 1967. Un oubli qu’on comprend en découvrant la mise en scène de Thierry Harcourt, dont le travail – certes maîtrisé – prolonge et, même, accentue par ses choix, la portée contre-révolutionnaire et réactionnaire du texte. Cette comédie, qualifiée de grinçante par l’auteur lui-même, se déroule dans une petite ville de province au début des années 50. Un aristocrate organise une soirée réunissant ses amis ainsi que Bitos, substitut du procureur se dévouant rigoureusement au travail d’épuration. Maxime de Jaucourt a choisi comme lieu – présenté lors des premiers dialogues par Maxime à l’un de ses acolytes – un ancien prieuré dont il a hérité. Cet espace ayant accueilli des Jacobins en 1792 ; le tribunal révolutionnaire local en 1793 ; Maxime va le vendre pour le voir transformé en garage. On saisit d’emblée la mise à mort symbolique de la Révolution proposée, qui se redouble d’une autre. Car le dîner – pour lequel six des convives sont dans la confidence – n’est fomenté que pour se payer la tête et occire symboliquement le fameux Bitos, zélé épurateur. En trois actes bavards et parfois un peu confus où se déploie le théâtre dans le théâtre ; où les positions s’expriment et se confrontent dans des dialogues affûtés ; la pièce raconte comment cette soirée bascule. Car les choses ne se passeront pas tout à fait comme Maxime l’a prévu… Et Bitos repartira certes amoché, mais échappant pour partie à l’humiliation prévue. Ce n’est pas le bourreau attendu que l’on découvre, mais une victime qui suscite même de la compassion. Le sacrifice avorté de Bitos met au jour la cruauté de certains des autres personnages et réunit tout ce petit monde dans une même aptitude aux bassesses, faiblesses, lâchetés, compromissions.
Sur un plateau donnant à voir le fond de scène et avec pour décor essentiel la table du dîner et quelques fauteuils aux tons écrus, les invités arrivent progressivement. Toutes et tous se sont grimés le visage, coiffés de perruques luxuriantes et ont préparé leur rôle (il y a Saint-Just, Mirabeau, Marie-Antoinette, Lucile Desmoulins, Danton, Camille Desmoulins). Bitos, qui arrive le dernier, signale déjà par son entrée son ridicule et son inadéquation aux codes du monde qu’il rejoint : ne connaissant pas l’usage du « dîner de têtes », l’homme s’est intégralement costumé en Robespierre. Sa tenue, dont le satiné des matières comme les couleurs accentuent le maniérisme, dit déjà son ridicule et tranche avec le chic des smokings et des robes de soirée. Interprété par Maxime d’Aboville, Bitos est de loin le personnage le plus petit et fluet. Sa fragilité physique est surlignée par l’adoption d’une voix légèrement de fausset aux dérapages dans les aigus fréquents, et au ton aussi ampoulé qu’affecté. C’est un enfant, pas vraiment un homme. C’est, donc, dans ce monde aux codes virils et sexistes un impuissant qui mérite le mépris suscité.
Par la mise en abyme théâtrale – qui nous plonge même directement dans la Révolution dans le deuxième acte – Anouilh déploie son parallèle entre la Révolution française à l’époque de la Terreur et la période de l’après-guerre, où l’épuration légale s’est appuyée sur des instances judiciaires. Bitos et son zèle ayant amené une exécution qui aurait pu être évitée devient le double de Robespierre. Les années suivant la seconde guerre mondiale sont, elles, la suite logique de 1789. La critique de l’un permet d’enfoncer l’autre, le discrédit de l’autre permet la disqualification de l’une. Tout comme la découverte des limites à la vertu et à l’intégrité morale de Bitos-Robespierre ajoutent à sa médiocrité ; la direction d’acteurs de Thierry Harcourt force fort volontiers le trait pour faire de cet homme un être risible. Et puis outre son physique, son comportement, son « manque de grâce » ne correspondant pas à celui de la masculinité hégémonique (il se fait qualifier de puceau ou d’homme incapable de séduire), ses origines sociales sont une terrible tare. « Petit boursier cafard » toujours premier de la classe, ce fils de blanchisseuse est devenu substitut du procureur et cette ascension sociale est une trahison de plus. Les autres personnages masculins ont une maîtrise de leur organe vocal, une prestance naturelle – celle de leur rang, évidemment – que la mise en scène d’Harcourt souligne là aussi. Leur position de force et de pouvoir les autorise à clamer qu’il faudrait tuer les pauvres, et à faire un lien de parenté évident entre pauvreté et faiblesse.
On le comprend : le procès à l’œuvre est, plus largement que celui de l’épuration ou de la Révolution à l’époque de la Terreur, celui de la démocratie (représentée par Bitos et l’instituteur) qui permet à des pauvres de prétendre être les égaux de nobles, à des faibles d’accéder à des postes de pouvoir. Jamais rien dans la mise en scène ne vient contrecarrer ou travailler la complexité de ces positions, mettre au jour la fascination d’Anouilh pour la noblesse. Il s’agit ici de donner des partitions de jeu à des comédiens – en leur permettant de révéler l’étendue de leur (réel) talent – et d’accentuer le rire et le mépris à l’égard de Bitos. Le choix fait est de travailler les écarts de classe entre les personnage, ce décalage offrant des potentialités comiques (qui produisent largement leurs effets). La langue acérée et la verve sarcastique de Jean Anouilh est donc ici prise pour ce qu’elle offre en ressorts et en capacité de divertissement. Et peu importe le sexisme, la misogynie – les deux personnages féminins étant de purs objets décoratifs (exceptée la révélation finale de Victoire à Bitos) dont on attend uniquement qu’elles séduisent –, le propos contre-révolutionnaire. Thierry Harcourt (qui avait précédemment monté Léocadia et Le Bal des voleurs du même Anouilh dit, lui, voir dans Pauvre Bitos un « joyeux jeu de massacre » dont le sujet tend notamment « à dénoncer la tyrannie de la bien-pensance ». Chacun ses combats.
caroline châtelet
Pauvre bitos
Une pièce de Jean Anouilh
en collaboration avec Nicole Anouilh
Mise en scène Thierry Harcourt
Avec Maxime d’Aboville, Adel Djemai, Francis Lombrail, Adrien Melin, Etienne Ménard, Adina Cartianu, Clara Huet et Sybille Montagne
Décors Jean-Michel Adam
Lumières Laurent Béal
Costumes David Belugou
Musiques Tazio Caputo
Assistante mise en scène Clara HuetUne coproduction Théâtre Hébertot, Atelier Théâtre Actuel, Canal33-Le Brigadier, Studio Fact Live, MK Prod’
Durée 1h15
Théâtre Hébertot
Depuis le 7 février 2024
Du mercredi au samedi à 19h et matinée le dimanche à 17h30.
Relâche exceptionnelle le jeudi 7 mars 2024 et représentation exceptionnelle le mardi 5 mars 2024
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