« The Nine Jewelled Deer », un rêve indien à la croisée des arts
Menée par la compositrice Sivan Eldar et le metteur en scène Peter Sellars, la création pluridisciplinaire que présente le Festival d’Aix-en-Provence fait émerger de façon bien étale et poussive des connexions sensibles entre des artistes venus d’horizons différents, mais reste trop peu aboutie pour produire l’éblouissement.
Cela a été une constante observée tout au long de la riche et audacieuse carrière de l’artiste et du directeur d’institutions qu’a été Pierre Audi, décédé le 3 mai dernier : à la tête du Festival d’Aix, comme partout où il est passé (Londres, Amsterdam, New York…), il a toujours beaucoup œuvré à lever les frontières entre les disciplines pour inventer des formes artistiques nouvelles. Cela a été largement rappelé au cours des nombreuses prises de paroles lors du concert-hommage qui lui a été rendu au Grand Théâtre de Provence le dimanche 6 juillet au matin. Plus tard, dans la soirée, à la Fondation Luma d’Arles où l’artiste avait justement inauguré un partenariat inédit avec sa mise en espace de L’Apocalypse arabe, un opéra de l’Israélo-Palestinien Samir Odeh-Tamimi écrit à partir d’un texte éponyme de la poétesse Etel Adnan, se donnait la création mondiale de The Nine Jewelled Deer, écrit au cours d’un long travail collaboratif entre la compositrice Sivan Eldar et le metteur en scène Peter Sellars, l’écrivaine Lauren Groff et la plasticienne Julie Mehretu, ainsi que l’ensemble des solistes présents sur scène. Ce qui semblait stimulant et prometteur sur le papier s’est avéré assez faible au plateau, et laisse une impression très mitigée.
Des notes indiennes résonnent pour la première fois au Festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence grâce aux talents et à l’engagement d’artistes telles que la chanteuse et improvisatrice Ganavya Doraiswamy, héritière de traditions musicales sud-indiennes, et Aruna Sairam, jeune interprète de musique carnatique. Un style musical dont le nom vient du Karnataka, la province d’origine des musiciens qui, à la chute de l’Empire de Vijayanagar en 1665, se réfugièrent en pays tamoul. À leurs côtés, Sonia Wieder-Atherton, immense violoncelliste aventurière et vagabonde, Dana Barak et Hayden Chisholm, respectivement clarinettiste et saxophoniste expérimentaux, Nurit Stark, violoniste et altiste, Rajna Swaminathan aux percussions et Augustin Muller aux manettes du programme électronique développé à l’Ircam. Unis par des valeurs communes de partage et d’ouverture, ils se sont laissés aller à d’innombrables conversations, ont mis en commun leurs sources d’inspirations, influences, traditions, leurs moyens d’expression, leurs expériences de vies, pour nourrir ce singulier projet.
On sait combien l’artiste américain Peter Sellars est poreux aux cultures orientales, et notamment indiennes, un pays qu’il connaît bien, signe d’une ouverture à l’Autre, à l’ailleurs, jamais démentie. Grand amateur d’opéra et adepte depuis toujours des rencontres pluridisciplinaires, son geste se nourrit d’une hybridation souvent intense et féconde. La pièce The Nine Jewelled Deer combine un ensemble décousu de matériaux conséquents, mais paradoxalement, sans n’en creuser suffisamment aucun. Sa trame s’éparpille entre les sources disparates, à la fois millénaires et contemporaines, qu’elle convoque. Premièrement, un récit extrait des jātaka – ces contes animaliers et récits initiatiques de culture bouddhiste – évoquant un cerf merveilleux qui vient au secours d’un homme en train de se noyer ; deuxièmement, l’histoire d’une vieille femme d’aujourd’hui qui accueille dans sa cuisine exiguë les cabossés de la vie et les guérit par la puissance salvatrice de son chant ; et troisièmement, le Sūtra de Vimalakīrti, dans lequel un moine enseigne les secrets de « l’Éveil ».
Si l’Inde inspire depuis longtemps l’opéra, c’est souvent comme simple décor de carte postale, aussi fantasmé que stéréotypé, dans Lakmé de Delibes ou Les Pécheurs de perles de Bizet. Plus tard, quand l’Américain Philip Glass rencontre le musicien Ravi Shankar et découvre la musique d’Inde du Nord, l’épisode sera décisif pour donner une réelle identité à ses compositions cycliques et répétitives. Plus récemment, son compatriote John Adams écrivait avec Peter Sellars le livret de son quatrième opéra A Flowering Tree, là encore inspiré d’une légende de l’Inde du Sud. Prenant l’aspect simpliste d’un concert, ou d’une veillée, mis en espace de manière esthétisante avec des jeux d’ombres et de lumières new age et des projections de toiles aux formes abstraites seulement décoratives, The Nine Jewelled Deer ne comporte pas de réelle portée narrative et théâtrale. Sans doute a-t-il manqué un point de vue directeur. Peter Sellars donne l’impression de s’être effacé, sans doute pour laisser humblement rechercher, dialoguer, les forces actives de son spectacle. En effet, un esprit collectif d’attention, d’écoute, de soin, est clairement palpable entre les artistes, ce qui correspond totalement à la « grammaire du care » qu’il souhaite voir naître au plateau. Certes beau à contempler, cela ne saurait remplacer une conduite dramaturgique nette qui donnerait plus de solidité au travail présenté.
Sur scène, s’installe un moment hors du temps, qui se veut en même temps accessible et hautement spirituel, rassembleur, car à la fois adressé et partagé. Assis à même le sol sur des tapis superposés et sur un total pied d’égalité, les solistes racontent, performent, en passant d’une langue à l’autre, d’un style à l’autre, pour tenter de former un langage commun. Le public est invité à reprendre en chœur un refrain, à se laisser porter par la transe indienne. Se déploie un chatoyant camaïeu de couleurs visuelles, vocales et instrumentales qui n’est pas dépourvu de beauté, mais qui demeure trop peu porteur de sens tant le message véhiculé est, certes, d’un humanisme sincère et généreux, mais aussi d’une naïveté confondante et ampoulée, par ailleurs bien trop ressassée. Que retenir de cette performance cérémonieuse ? La biche aux neufs bijoux y révèle nos joyaux intérieurs, « le trésor de la nature humaine quotidiennement dénigré et pillé, tout comme ce monde naturel qui, malgré sa beauté et sa plénitude, est constamment violé », écrit Peter Sellars. La parabole invite donc à reconnaître et à mieux estimer le beauté précieuse que l’on porte en nous. Du diamant au rubis, du corail à l’émeraude, le spectacle enfile les perles dans tous les sens de l’expression.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
The Nine Jewelled Deer (La Biche aux neuf bijoux)
Texte Ganavya Doraiswamy, en collaboration avec Lauren Groff, d’après Le conte du Grand Cerf doré (Ruru jātaka, tiré des jātaka), le premier chapitre du Sūtra de Vimalakīrti et la vie de la musicienne d’Inde du Sud Seetha Doraiswamy
Musique et direction musicale Sivan Eldar
Mise en scène Peter Sellars
Avec Ganavya Doraiswamy, Aruna Sairam et les musiciens Nurit Stark (violon et alto), Sonia Wieder-Atherton (violoncelle), Dana Barak (clarinette), Hayden Chisholm (saxophone), Rajna Swaminathan (percussion), Augustin Muller (électronique – Ircam)
Artiste plasticienne Julie Mehretu
Costumes Camille Assaf
Lumière James F. Ingalls
Assistant à la direction musicale Kunal Lahiry
Assistante et assistant à la mise en scène Elizabeth Ayer, Antonio Cuenca Ruiz
Ingénieur son – Ircam Luca BagnoliCommande et coproduction Festival d’Aix-en-Provence ; Luma Foundation
Coproduction Ircam – Centre Pompidou ; Fondation Royaumont
Avec le soutien de la Fondation Daniel et Nina Carasso, Old Stories: New Lives, Ammodo, Karolina Blaberg Stiftung, Mutuelles d’assurances et Groupe Axa, Jean-François Dubos, Cercle IncisesDurée : 1h40
Festival d’Aix-en-Provence, Luma, Arles
du 6 au 9 juillet 2025Festival d’Aix-en-Provence, Théâtre du Jeu de Paume
du 13 au 16 juillet
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