Au T2G, The dark master de Kurô Tanino fait pénétrer dans la cuisine d’un petit restaurant et enivre de ses mets savoureux. Une fable culinaire donc et envoûtante où se joue une étonnante histoire de manipulation et d’émancipation.
Né en 1976, Kurô Tanino fait partie d’une nouvelle génération d’artistes japonais qui, sans occulter la riche tradition de leur histoire, ouvre la voix à une certaine modernité en ancrant l’art dramatique dans le pur présent et dans un esprit plus « underground ». En ayant fondé en 2000 sa compagnie théâtrale, le Niwa Gekidan Penino, il monte ses productions à la fois comme auteur et metteur en scène. Dans le cadre du festival d’automne et de Japonismes 2018, il présente successivement deux spectacles : The dark master, bientôt suivi d’Avidya – L’Auberge de l’obscurité, déjà présenté à la Maison du Japon en 2016 pour quelques dates seulement.
Avant de plonger dans les vapeurs ouatées et sulfureuses des bains thermaux situés au cœur des montagnes volcaniques du Japon, nous voici enivrés des chaudes fumées de cuisine d’un vieux restaurant sombre et crasseux d’Osaka. Le protagoniste de la pièce y entre comme par hasard et va s’y installer durablement. Paumé et emprunté, ce jeune homme n’est pas du coin. Il débarque de Tokyo avec son grand sac sur le dos. Il n’a pas de travail et parcourt le pays sans but précis. Il va faire une rencontre aussi étonnante que déterminante, celle d’un cuisinier, maître de l’omelette au riz – la meilleur du Japon –, un homme complexe, taciturne, peu avenant, las et désabusé qui lui impose de prendre sa place en guidant ses gestes au moyen d’une oreillette. Le spectateur qui en possède une aussi entend les instructions souvent bougonnes du patron comme s’il était dans la tête du personnage, objet servile à l’observation voyeuriste de l’hôte reclus, mais promis à une importante transformation.
Homme de théâtre complet et ancien psychologue, Kurô Tanino veut ainsi entrer dans les âmes, les abysses, de l’être, révéler ses inquiétudes, ses aspirations, ses névroses, ses désirs. Aussi invraisemblable que paraît son canevas inspiré d’un court manga de Haruki Izumi, la pièce ménage des moments de pure beauté, de drôlerie, d’émotion, de délicatesse et d’intensité. Son personnage, très bien campé, est absolument attachant jusque dans ses maladresses et sa perte de contrôle. Amusé par l’idée, anxieux à la tâche, il s’exécute sans broncher et vit une initiation à la fois fascinante et dérangeante.
A la japonaise, la pièce se joue sur un ton feutré ponctué de longs silences et sur un rythme languissant qui participe à la singularité de son univers. A l’hyperréalisme de l’imposante scénographie qui est une réelle salle de restaurant, un espace fermé, confiné, et quasiment laissé à l’abandon, s’ajoutent les émanations de crépitements de friture et les effluves d’odeurs épicées qui donnent à la représentation une dimension quasi sensuelle. Kurô Tanino parle aussi de la violence des mutations de son pays symbolisés par la construction d’un énorme bâtiment détenu par un promoteur chinois. La disparition de la culture et la dépossession du patrimoine sont des thèmes qui le préoccupent et qu’il exploite dans plusieurs de ses spectacles. Tanino est un conteur qui fait culminer profondeur humaine et sociale, étrangeté et réalité. Son théâtre stimule aussi bien les sens que l’esprit.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
The Dark Master
texte et mise en scène Kurô Tanino
d’après une histoire originale de Marei Karibu
et l’œuvre de Haruki Izumi (éd. Terbrain, Inc.)
scénographie Masaya Natsume
assistanat à la mise en scène Kodachi Kitagata
lumières Masayuki Abe / Hirokuyi Ito
son Koji Sato
décors Takuya Kamiike
vidéo Tadashi Mitani, Nobuhiro Matsuzawa
manager de tournée Miwa Monden / manager Chika Onozukaavec Susumu Ogata, Koichiro F.O. Pereira, Masato Nomura, Hatsune Sakai, Kazuya Inoue, Kazuki Sugita
production Niwa Gekidan Penino / Arche LLC
organisation Fondation du Japon
coréalisation Tokyo Metropolitan Theatre (Tokyo Metropolitan Foundation for History and Culture),
T2G – Théâtre de Gennevilliers et le Festival d’Automne à Paris
avec le soutien de l’Onda et de la Fondation franco-japonaise Sasakawaspectacle créé le 5 mai 2016 à Oval Theater (Osaka)
Durée : 2h10
T2G – Théâtre de Gennevilliers dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
20-24 septembre 2018
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