Malgré la performance du comédien, invité sur le plateau du Théâtre de l’Oeuvre, le manque de lecture de la metteuse en scène Tatiana Vialle prive la célèbre pièce de Harold Pinter de son caractère vénéneux.
Tatiana Vialle et Swann Arlaud n’en sont pas à leur coup d’essai. Depuis une quinzaine d’années, l’acteur au regard sibyllin, surtout connu pour ses rôles au cinéma (Petit paysan d’Hubert Charuel, Grâce à Dieu de François Ozon, Anatomie d’une chute de Justine Triet) et à la télévision (Dans l’ombre de Pierre Schoeller), apparaît régulièrement sur les planches, sous la direction presque exclusive de la metteuse en scène. On l’a ainsi vu cheminer en tandem avec Isabelle Carré dans Une femme à Berlin (2010), donner le change à Capucine Lespinasse dans l’éphémère Prendre le risque d’aller mieux (2013), ou s’imposer seul en scène, aux commandes d’un texte d’Adel Hakim, dans Exécuteur 14 (2020). Cette fois, Tatiana Vialle a décidé d’embarquer le comédien dans l’adaptation de ce qui, au fil des décennies, est devenu un classique contemporain – notamment, mais pas uniquement, dans le théâtre privé : Trahisons d’Harold Pinter. Au cours des dernières saisons, des artistes aussi différents que Michel Fau, Vincent Garanger, Frédéric Bélier-Garcia, Nicolas Liautard et même les tg STAN s’y sont frottés, au risque, parfois, mais pas toujours, de s’y casser les dents. Car, sous ses airs de ne pas y toucher, cette pièce recèle, comme souvent chez le dramaturge britannique, une fourbe et retorse mécanique qui, disons-le d’emblée, a assez largement échappé à la metteuse en scène.
Derrière ses allures vaudevillesques, fondées sur un triangle amoureux on ne peut plus classique – la femme, le mari et son meilleur ami, par ailleurs amant de son épouse –, se cache un jeu théâtral singulier, une inversion du cours du temps, qui précipite les protagonistes dans une cavalcade antéchronologique. Loin des canons habituels, tout commence par un aveu : alors qu’ils ne sont pas vus depuis de longs mois, Emma convoque Jerry pour lui annoncer qu’elle a tout balancé à son mari, Robert, désormais au courant de la relation extraconjugale qu’ils ont entretenue pendant sept ans. C’est, croit-on comprendre en creux, pour se venger, davantage que par contrition, qu’Emma est passée à table, pour répondre aux propres frasques de son époux, dont elle vient de découvrir les multiples infidélités. Cette hypothèse, Pinter ne tarde pas à la balayer d’un revers de main lorsque, à l’occasion d’une discussion entre les deux hommes, Robert confie à Jerry qu’il savait, en réalité, tout depuis quatre ans, sans jamais l’avoir laissé transparaître. Cette nouvelle révélation agit comme un point de bascule et rembobine leur histoire commune. Année après année, étape clef après étape clef, le trio remonte le cours des événements, jusqu’à parvenir au soir du péché originel. En même temps que les (faux) aveux et les (vrais) mensonges, ce sont alors toute une série de non-dits et de trahisons qui se font jour, entre le mari et sa femme, la femme et son amant, et l’amant et son meilleur ami.
Ce billard à trois bandes, Tatiana Vialle ne cherche malheureusement jamais à en aiguiser les contours. Dépourvue de lecture, sa mise en scène livre la pièce de Harold Pinter telle qu’en elle-même, et ne réussit jamais à la charger ni d’une quelconque passion ni de la moindre intensité. Masqué par une direction d’acteurs beaucoup trop sage, et sans parti-pris clair, le côté vénéneux, voire sulfureux, des rapports entre les personnages peine à affleurer, et les membres du trio s’enferrent dans une représentation monochrome de celle et ceux qu’ils entendent incarner, empêchant leur progression psychologique à rebours. Si Swann Arlaud apparaît, malgré tout, comme la clef de voûte de ce triangle adultérin, capable de donner à Jerry un relief en clair-obscur, conforme à cette part de mystère que le comédien entretient de rôle en rôle, ses deux camarades de jeu, Marie Kauffmann et Marc Arnaud, sont, à quelques rares exceptions près – à l’image de la scène de la trattoria –, globalement transparents, prisonniers du manque de vision de leur metteuse en scène, elle-même prise au piège de la construction dramaturgique imaginée par Pinter.
Car tout se passe comme si Tatiana Vialle avait cru que l’enchaînement de neuf scènes tricoté par l’auteur se suffisait à lui-même pour imprimer un rythme naturel. Las, c’est plutôt dans un faux rythme lancinant que son spectacle s’enlise, englué dans une forme de (fausse) redondance qui lasse bien plus qu’elle ne captive. Cette impression, la metteuse en scène tend à l’amplifier avec son utilisation systématique et convenue, voire scolaire, de la scénographie conçue par Alain Lagarde : entre chaque scène, le plateau est plongé dans l’obscurité, les néons horizontaux sont déplacés et la même musique – agréable au début, agaçante sur la fin, à la manière d’un air trop entendu – retentit, ce qui tend encore à renforcer l’idée d’un éternel retour du même. Dès lors, Trahisons passe pour ce qu’elle n’est pas : une pièce petite bourgeoise, un peu plate, terne et nombriliste, traversée par des rapports homme-femme, mais aussi homme-homme, clairement datés. Pinter, à n’en pas douter, et d’autres ont su le prouver, méritait mieux.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Trahisons
Texte Harold Pinter
Traduction Olivier Cadiot
Mise en scène Tatiana Vialle
Avec Swann Arlaud, Marie Kauffmann, Marc Arnaud, Tobias Nuytten
Scénographie et vidéos Alain Lagarde
Création lumière Christian Pinaud
Réalisation médias Arnaud Pottier, Manon Boucher, Studio A+E
Musique Lou et Mahut
Régie générale Dan Imbert
Costumes Camille RabineauProduction Les Visiteurs du soir ; Théâtre de l’Oeuvre
La pièce Trahisons de Harold Pinter (traduction de Olivier Cadiot) est représentée par L’Arche – agence théâtrale.
Durée : 1h20
Théâtre de l’Oeuvre, Paris
du 29 janvier au 30 mars 2025
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