Au Lucernaire, Sylvain Maurice met en scène l’unique et éternel Pour un oui ou pour un non de Nathalie Sarraute. Un spectacle très intelligent et très bien interprété, qui ouvre le texte dans toutes ses résonances et ambiguïtés. Demeure la question de son inscription dans notre époque.
Pour un oui ou pour un non fait partie de ces classiques dont on n’a jamais fini d’épuiser le sens, mais dont on se demande à chaque mise en scène quelle forme nouvelle il pourrait prendre. Car la pièce de Nathalie Sarraute, un peu comme du Beckett, semble fermer plutôt qu’ouvrir la gamme des formes de représentation qu’on peut en donner. Texte plutôt abstrait avec ses personnages H1 et H2, qui, ainsi nommés, proposent des entités plus que des personnages ; réflexion sur le langage, ce qu’il exprime malgré nous et tout ce qu’il tente maladroitement de dissimuler ; satire de nos amitiés habitées par de mauvais sentiments – jalousie, incapacité à accueillir l’altérité jusqu’aux envies de meurtre… Pour un oui ou pour un non apparaît un peu comme une préfiguration d’Art de Yasmina Reza, en version plus intello et moins incarnée, plus ambitieuse et un peu moins drôle, plus théâtre public que privé. Pour le dire à grands traits.
D’ailleurs, niveau public-privé, c’est Sylvain Maurice, ex-directeur du CDN de Besançon, puis de Sartrouville, qui met en scène cette nouvelle version au Lucernaire, salle parisienne de théâtre privé. Hybridation des territoires et des époques, le metteur en scène signe également une scénographie très simple, en mode Op-Art à la Vasarely, courbes sinusoïdales colorées, un peu psyché, très seventies, qui ancre l’action dans une époque – proche de celle de l’écriture, le texte ayant été publié en 1981 –, mais donne aussi à penser de par son caractère abstrait. Le tout dans un espace à jouer réduit, façon ring, où Christophe Brault, avec des airs à la André Dussollier (H2 dans la version filmée de Doillon, avec Jean-Louis Trintignant en H1), incarne un H1 qui habite le réel, homme déterminé, un peu winner viril et bienveillant, face à un H2 dont Scali Delpeyrat endosse tout aussi brillamment le rôle de « marginal », un peu artiste, quand même bien socialisé, mais sous des formes plus fragiles. Les deux comédiens tiennent parfaitement leur partition donnant du sens, de l’intention, du concret à chacune des répliques imaginées par Sarraute, tout en leur maintenant un caractère général, légèrement flottant.
Car avant d’être dramaturge, Nathalie Sarraute était romancière, exerçant un art qu’elle a contribué, avec L’ère du soupçon et Tropismes notamment, à faire significativement évoluer. Ceux qui étudient Pour un oui ou pour un non au programme du bac français cette année – dans le thème « Théâtre et dispute » – le savent bien : les personnages traditionnels du roman, qu’on saisit de l’extérieur, dont on ordonne les faits et gestes selon une artificielle logique romanesque, n’existent plus avec Sarraute. Elle leur préfère des ombres insaisissables, complexes, qui se disent autant qu’elles sont dites, qu’on ne perçoit qu’à travers des propos qui balancent entre ce qu’elles veulent dire et ce qui leur échappe. Et c’est dans la continuité d’œuvres telles que les Fruits d’or, nourries d’infra-conversations, que se place Pour un oui ou pour un non. H2 reproche à H1 de lui avoir dit « C’est bien ça ». Avec un allongement du « biiien » et un suspens avant le « ça ». De là, de ce « rien », se déploie tout un règlement de comptes que vient, un temps, arbitrer un couple dans la pièce – une femme incarnée par Élodie Gandy dans le spectacle. À travers les échanges entre H1 et H2 s’esquissent ainsi des personnalités, mais plutôt des silhouettes que des personnages – comment en témoignent leurs subtiles nuances de costumes. Ni l’un ni l’autre ne résument d’ailleurs uniquement leur conflit à leurs différences, même si c’est l’altérité qui s’avère au bout du compte bien difficile à accepter. Ni l’un ni l’autre ne se disent pourtant de choses terribles, mais ce sont tous les non-dits de leurs conversations amicales passées – leurs sous-textes, leurs implicites, leurs impensés – qui se déploient ici à travers ce face-à-face où chacun analyse le langage de l’autre et les situations avec la même perspicacité.
Alors, ce désormais classique – il était également au programme de l’agrégation l’année passée – a-t-il vieilli ? Oui et non, sans plaisanter. Il porte certes les traces d’une autre époque, d’une forme de sociabilité qui lui est liée, d’une littérature aussi qui succède au théâtre de l’absurde et au Nouveau Roman, et d’une filiation de théâtre de texte. Mais il porte en lui suffisamment d’ambiguïtés, de zones d’ombre et de recoins, d’économie de l’écriture où chaque mot importe, où tout est soupesé à la virgule près, pour donner lieu à une interprétation qui, sans chercher à tout révolutionner, montre combien les grandes œuvres ne meurent jamais. Au rang derrière, tandis que les spectateurs sortaient, une dame dit à un homme plus jeune qu’elle « Tu vois, c’est la mère de Claude Sarraute qui a écrit ce texte ». Plus ou moins dans les mêmes années, à Dolto succéda Carlos. C’est aussi dans ces filiations que se disent les changements d’époque.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
Pour un oui ou pour un non
de Nathalie Sarraute
Mise en scène et scénographie Sylvain Maurice
Avec Christophe Brault, Scali Delpeyrat, Élodie Gandy
Lumières Rodolphe Martin
Son Jean De Almeida
Costumes Amélie HagnerelProduction Compagnie [Titre Provisoire]
Coproduction Théâtre Montansier – Versailles
Avec la participation artistique du Jeune théâtre nationalLa compagnie [Titre Provisoire] est conventionnée par le ministère de la Culture – DRAC Bretagne.
Durée : 1h
Lucernaire, Paris
du 22 janvier au 16 mars 2025
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