Texte phare de la prix Nobel de littérature Annie Ernaux, Mémoire de fille raconte la violence subie par l’autrice à 17 ans, à l’occasion de sa première expérience sexuelle. Un texte d’une grande puissance dont l’interprétation de Suzanne de Baecque intensifie l’émotion.
Publié en 2016 aux Éditions Gallimard, presque 60 ans après les événements qu’il relate, Mémoire de fille semble devenir petit à petit le livre le plus célèbre d’Annie Ernaux. Il faut dire qu’il explore, un peu de temps avant que ne s’en libère la parole, et analyse certaines des formes d’oppression qui affectent depuis longtemps la vie sexuelle des femmes. Annie Ernaux y relate en effet la relation – terme à peine approprié – qu’elle a eue avec le chef des animateurs de la colonie de vacances où elle travaillait à l’âge de 17 ans. Son premier été loin de chez elle, de ses parents, des regards d’Yvetot. Un épisode initiatique que l’autrice a mis beaucoup de temps à raconter, et encore plus à nommer comme relevant du viol, six années encore après l’avoir publié. Avec toute la puissance d’analyse qu’on lui connaît, son écriture d’une densité folle, sa capacité à saisir les mécaniques à l’œuvre en elle et dans la société, Annie Ernaux y déploie un récit autour de cette triste expérience, mais aussi des humiliations et traumatismes qui en ont découlé. Une histoire puissante et simple, que le temps qui passe n’a malheureusement pas périmée.
Portant un sujet qui reste d’une grande actualité, le récit est régulièrement adapté au théâtre. Silvia Costa, entre autres, l’avait monté en 2023 au Vieux-Colombier avec trois interprètes. C’est ici une version allemande menée par Veronika Bachfischer, Elisa Leroy et Sarah Kohm en 2022 à la Schaubühne de Berlin qui vient jusqu’à nous par l’entremise de la Cité européenne du théâtre Domaine d’O de Montpellier. Suzanne de Baecque, jeune actrice révélée par Alain Françon et autrice interprète d’un très remarqué Tenir debout, en assure la version scénique française, toujours dirigée par Sarah Kohm. Elle incarne donc seule sur scène à la fois l’autrice et cette Annie D, dont Ernaux parle à la troisième personne, objectivant cette jeune fille de 17 ans qui, les années passant, lui est partiellement devenue étrangère, pour mieux l’analyser, mais aussi pour accomplir le chemin de son rapprochement avec elle. Avec Suzanne de Baecque, on retraverse donc son « amour » pour H, jeune homme sans scrupule qui en abuse, la course de son désir, sa volonté de vivre sa première expérience sexuelle, de plaire, de séduire, dont les hommes profitent allègrement ; puis, le retour à Yvetot, l’aménorrhée, la privation de nourriture, et surtout, surtout, ce qui demeurera longtemps, la honte, de celle qu’éprouvent encore certainement beaucoup de jeunes filles sur le chemin de la sexualité. Un récit puissant, parlant, dont l’ordinaire fait toute la force, d’hier et qu’on sent malheureusement tellement encore d’aujourd’hui.
La portée universelle de cette expérience personnelle, le fait que demeurent ces structures de pouvoir, de pensée, qui provoquent la honte et les violences est d’ailleurs souligné par l’ajout d’un récit personnel de Suzanne de Baecque sur sa propre première fois, dans une sorte d’« à la manière de », qui, s’il n’a évidemment pas la force de l’écriture d’Annie Ernaux, tisse le lien de manière touchante entre l’hier et l’aujourd’hui. De manière générale, la comédienne a été dirigée pour incarner et faire basculer l’écriture blanche et analytique d’Ernaux dans une dimension bien plus empreinte d’émotion. Le glissement était nécessaire, sans doute, sous peine de délivrer un monologue monocorde, le ton d’apparence neutre d’Ernaux, qui fait la saveur de son écriture, n’étant pas immédiatement théâtral. Cependant, on pourra trouver que, par moments, dans l’accompagnement sonore notamment, qui vient illustrer à l’envi ce qui est dit pour faire naître des atmosphères (métro, cantine, fête…), point une inutile défiance vis-à-vis du pouvoir des mots. On se demande également un peu pourquoi la comédienne doit in fine revêtir une robe courte, chausser des talons et se rougir les lèvres pour figurer la femme qui a su naître de la fille violentée. Nonobstant. Dans ses multiples variations de ton et d’émotions, Suzanne de Baecque rend encore plus proche, encore plus concret, le témoignage d’Annie Ernaux, et insuffle à la colère froide de l’autrice la chaleur de ses jeunes années. Elle rend du récit d’Ernaux ses multiples dimensions, l’innocence désirante de la jeune fille comme la colère contenue de celle qui s’est construite à partir de ses blessures, la violence de l’humiliation comme la détermination de celle à qui l’écriture permet de se comprendre, et, malgré les années qui séparent l’autrice de ces événements traumatiques, tout l’accomplissement d’une identité qui s’est forgée à travailler les souvenirs.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
Mémoire de fille
d’après Mémoire de fille d’Annie Ernaux (Éditions Gallimard), avec des textes originaux de Veronika Bachfischer et des textes supplémentaires pour la version française de Suzanne de Baecque
Une création théâtrale de Veronika Bachfischer, Sarah Kohm et Elisa Leroy
Mise en scène Sarah Kohm
Avec Suzanne de Baecque, et les voix de Lou Chauvain, Mélodie Richard, Elizabeth Mazev, Christine Guerdon
Interprétation simultanée Franziska Baur
Assistanat à la mise en scène Franziska Baur, Coline Le Bellec
Création sonore Leonardo Mockridge
Directeur technique Matthieu Bordas
Régie son et régie plateau Hervé Ahivi, Sébastien Grange
Scénographie et costumes Lena Marie Emrich
Assistante à la scénographie Yasmine Ghozzi
Costumière et accessoiriste Lucie Lizen
Création lumière Thomas Clément de Givry
Assistante à la création lumière Lisa Wright
Dramaturgie Elisa Leroy
Maquillage, coiffure Coraline MonfortProduction Cité européenne du théâtre Domaine d’O Montpellier
Coproduction Les Théâtres de la Ville de Luxembourg ; Théâtre de la Ville, ParisDurée : 1h40
Vu en novembre 2025 à la Cité européenne du théâtre Domaine d’O Montpellier
Théâtre de la Ville, Les Abbesses, Paris
du 26 novembre au 6 décembreThéâtres de la Ville de Luxembourg, Théâtre des Capucins
du 23 janvier au 25 janvier 2026Théâtre des Salins, Scène nationale de Martigues
le 13 février




Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !