À la MC93, le co-instigateur du projet Encyclopédie de la parole clôt en beauté sa série de Suite au long d’une performance unique en son genre où les fantômes dament le pion aux comédiens.
La citation aurait pu avoir l’effet d’un simple clin d’œil, mais a, en réalité, la force d’un symbole, d’un haut patronage sous lequel la suite se place toute entière. En guise de prologue à sa Suite n°4, Joris Lacoste diffuse l’enregistrement d’une pièce de théâtre captée à New York en 1964. Au fil des répliques, se dessine la scène I de l’acte I du Hamlet shakespearien où, devant Bernardo, Francisco, Horatio et Marcellus réunis sur les remparts du château d’Elseneur, le spectre de l’ancien roi du Danemark récemment décédé s’invite pour la première fois. Sommé de s’expliquer sur sa présence, le fantôme choisit de garder le silence, et joue alors à front renversé avec ceux que Joris Lacoste convoque et s’apprête à convoquer : le premier se dévoile sans s’exprimer tandis que les seconds parlent sans se montrer. Telle une mise en abyme miroir que, pendant près de deux heures, le metteur en scène s’échine à exploiter, et à contrecarrer.
Pour clore sa série de Suite, lancée en 2013 dans le cadre du projet Encyclopédie de la parole, l’artiste a voulu repousser les limites de son geste, jusqu’à en abolir le principe. Tandis que dans ses trois premiers opus, comme dans Parlement et blablabla, les comédiens étaient dépositaires de paroles qui n’étaient pas les leurs, mais qu’ils devaient reproduire le plus fidèlement possible, ils ont cette fois totalement disparu pour laisser le devant de la scène au matériau originel. Sur la plateau nu de la MC93, les enregistrements sonores collectés par Joris Lacoste, Oscar Lozano Pérez et Elise Simonet, accompagnés par une quarantaine de collecteurs invités, se succèdent alors dans leur plus simple appareil. Comme le veut la tradition de l’Encyclopédie, les extraits retenus forment un iconoclaste voyage qui traduit la pluralité du monde et fait naviguer de langue en langue, de ville en ville, d’époque en époque, de format en format, mais aussi de thématique en thématique, dont certaines, parfois, reviennent à la manière de gimmicks. Dans un même élan, on passe pêle-mêle d’une conversation entre deux bébés au tirage du Sorteo de Navidad, d’une séance de spiritisme au discours d’une députée portugaise lourdement bègue, de la visite d’un musée américain à un concours de cheerleading thaïlandais, du prêche enflammé d’un prêtre indien à la météo marine suédoise, d’un tutoriel de bricolage déniché sur YouTube à la voix automatique du métro moscovite. Sans transition, ni autre forme de procès.
Pour donner corps scénique à cet enchaînement, à défaut d’une enveloppe de chair et d’os, Joris Lacoste avance sur deux jambes. Avec l’aide de Florian Leduc, il fait d’abord montre d’un travail scénographique remarquable où tout, des lumières à la fumée, concourt à transformer le plateau nu en chaudron théâtral, et habité. Dans cette série de tableaux successifs étonnants de précision, le surtitrage, habituellement fade, devient lui aussi un outil dramaturgique de premier ordre. Dans son agencement, comme dans les différentes polices employées – tantôt sérieuse, tantôt tremblante, tantôt bondissante, tantôt linéaire… –, il semble suivre, avec une bonne dose de malice comique, la teinte de la parole entendue, épouser sa mélodie, son timbre, son souffle, retranscrire ses éventuels hésitations, incongruités et soubresauts, et lui donner une épaisseur quasi physique qui offre aux locuteurs l’aura de fantômes, capables d’envahir la scène.
En parallèle, Joris Lacoste cultive un dialogue entre ces voix venues d’ailleurs et les compositions musicales instrumentale de Pierre-Yves Macé et électro-acoustique de Sébastien Roux, interprétées par sept membres de l’ensemble Ictus présents dans la fosse. D’abord discrète, ponctuelle, la musique prend peu à peu une place de plus en plus importante et assume son pouvoir de révélation et/ou de transformation du réel, à l’image de cet extrait de film pornographique qui, transfiguré par la mélodie, en devient romantique. Fascinant de minutie, cet enchevêtrement donne un élan dramaturgique aux cinq actes qui s’écoulent jusqu’à aboutir à une confusion des notes et des mots, de la musique et des extraits sonores, devenus totalement indissociables. Un effacement des frontières que Joris Lacoste renforce en entretenant un mouvement de contagion de la scène vers la salle. Alors que les paroles étaient, au départ, strictement cantonnées au plateau, précisément marquées par les lumières et l’agencement des surtitres, elles paraissent très progressivement alimenter un espèce mental aux contours beaucoup plus flous, qui déborde vers le gradin et tend à absorber le public, désormais en prise directe avec ces fantômes qu’il ne cesse de voir apparaître. Un temps vecteur de sens, le langage devient alors un matériau où les sons ont autant d’importance que les mots, comme si, dans cette performance unique en son genre, tout, ou presque, pouvait s’abolir et se confondre.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Suite n°4
Conception Encyclopédie de la parole & Ictus
Mise en scène et composition dramaturgique Joris Lacoste
Composition musicale instrumentale Pierre-Yves Macé
Composition musicale électro-acoustique Sébastien Roux
Avec Hugo Abraham (contrebasse, basse électrique), Tom De Cock (percussion), Chryssi Dimitriou (flûtes), Luca Piovesan (accordéon), Jean-Luc Plouvier (clavier électronique), Eva Reiter (viole de gambe, flûte Paetzold), Primož Sukič (guitare électrique, mandoline, banjo)
Collecte des documents Joris Lacoste, Oscar Lozano Pérez, Elise Simonet
Son Stéphane Leclercq, Alexandre Fostier
Lumière et scénographie Florian Leduc
Création graphique et vidéo Oscar Lozano Pérez
Régie plateau et backline Cora Oosterlink
Collaboration artistique Elise Simonet, Oscar Lozano Pérez, Nicolas Rollet
Collecteurs invités Harris Baptiste, Charlotte de Bekker, Tom Boyaval, Sachith Joseph Cheruvatur, Sibel Diker, Julie Etienne, Lucas Guimarães, Otto Kakhidze, Priscila Natany, Nicolas Rollet, Ghita Serraj, Prodromos Tsinikoris, Ece Vitrinel
Avec l’aide de Naby Moïse Bangoura, Anne Chaniolleau, Maria Cojocariu, Hélène Collin, Pauline et Balthazar Curnier-Jardin, Guillaume Deloire, Monica Demuru, Maria Clara Ferrer, João Fiadeiro, Karin de Frumerie, Fanny Gayard, David-Alexandre Guéniot, Hannah Hedman, Oleg Khristolyubskiy, Anneke Lacoste, Kathy Kyunghoo Lee, Sabine Macher, Federico Paino, Jin Young Park, Sergiu Popescu, Kittisak Pornpitakpong, Irina Ryabikina, Bernhard Staudinger, Giorgia Vignola, Ling ZhuProduction Echelle 1:1, en partenariat avec Ictus
Avec le soutien de la Fondation d’entreprise Hermès dans le cadre de son programme New Settings
Coproduction MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis ; Théâtre National de Strasbourg ; Wiener Festwochen ; KunstenFestivalDesArts ; Ensemble Ictus ; Teatro Municipal do Porto ; Le Quartz – Scène Nationale de Brest ; Festival Musica ; Kaaitheater ; Festival d’Automne à Paris
Avec la participation du DICREAM
Accueil en résidence aux Subs à Lyon, à la MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis et au Théâtre National de Strasbourg
Coréalisation MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis ; Festival d’Automne à ParisÉchelle 1:1 est conventionnée par le ministère de la Culture / Drac Île-de-France, le Conseil régional d’Île-de-France et l’Institut français de Paris pour ses tournées à l’étranger ; Ictus est soutenu par la Commission Européenne, la Communauté Flamande – Vlaamse Overheid et Vlaamse Gemeenschapscommissie.
Durée : 1h55
MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
du 3 au 6 novembre 2022Culturegest, Lisbonne
le 1er février 2023Teatro Municipal do Porto
le 4 févrierThéâtre National Wallonie Bruxelles
le 10 mars 2023
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