Au long de sa nouvelle pièce, THE SILENCE, l’artiste allemand plonge, avec la complicité de Stanislas Nordey, dans son histoire personnelle pour sonder le poids intime et politique des non-dits.
« Donc ça commence, j’essaie quelque chose… » Aux prémices de THE SILENCE, Falk Richter avance sans assurance, la plume visiblement tremblante, comme si l’auteur et metteur en scène allemand pénétrait à tâtons dans un monde théâtral nouveau. Habitué aux pièces chorales, frontalement politiques et furieusement engagées – Je suis Fassbinder ou I am Europe –, il s’est cette fois, et étonnamment, pris lui-même pour objet d’étude. Il a saisi son album de famille, qu’il ouvre, feuillette et examine sous toutes les coutures, pour évaluer l’impact des non-dits, parfois matinés de faux-semblants qui façonnent et souvent blessent les êtres que nous sommes. « Ce mur de silence à l’intérieur de cette maison / Des décennies de silence / Mais ce n’était pas du silence, c’était un flot de paroles continu, un bla-bla permanent et sans consistance », se désole-t-il au gré de ses confidences. « Cette maison » vouée aux gémonies appartient à ses parents. Loin d’un havre de paix, la bâtisse a sur lui l’effet d’un repoussoir, la saveur amère d’une antre Potemkine avec laquelle il a largué les amarres il y a plus de trente ans, à la suite de son coming out, et vers laquelle il est aujourd’hui, à l’occasion de la mort de son père, contraint de revenir.
Aiguillonné par ce retour, l’auteur se lance dans un voyage introspectif, où l’autoportrait, l’autofiction et la fiction se succèdent tel un glissement du plus intime au plus général, du plus sensible au plus politique, d’une confrontation avec le passé à un face-à-face radical avec le réel, en passant par la réinvention d’une jeunesse moins heureuse que d’aucuns pourraient le penser. Cette exploration, Falk Richter ne la mène pas tout à fait seul, mais avec la complicité de sa mère, Doris Waltraud Richter. Lors d’une discussion filmée, et partiellement diffusée sur scène, le fils l’interroge sur sa propre vie, sur ses parents, sur son mari et sur la relation qu’elle cultivait avec ses enfants dont elle est certaine de s’être parfaitement occupée. De cet entretien qui, sans le truchement du théâtre, n’aurait sans doute jamais pu avoir lieu, émerge de part et d’autre une série de confessions qui lèvent le voile sur une myriade d’angles morts, de souvenirs contradictoires, d’aspérités cachées. Des ravages psychiques de la Seconde guerre mondiale aux conséquences d’un coming out mal maîtrisé, tout tend à fissurer la bella figura que les Richter ont longtemps affichée, et dessine un continent familial violemment escarpé.
Riche, belle et touchante à bien des égards, cette tentative de briser les non-dits pour mieux comprendre les lignes de force qui nous traversent vaut dans la façon qu’a Falk Richter d’en faire, subtilement et par la bande, un substrat à la fois intime et politique. À commencer par cette double agression homophobe dont l’auteur a été victime – la première à 14 ans par son père ; la seconde à 18 ans en pleine rue par deux voyous – et qu’il met en parallèle – « mon père m’a empoigné, m’a projeté contre le mur de ma chambre, exactement comme ce type m’empoignerait, me projetterait contre un mur et me frapperait quatre ans plus tard cette nuit d’hiver où je voyais mon sang couler lentement dans la neige », écrit-il – pour mieux faire entrer en résonance la violence intra-familiale et celle du monde, et mettre le doigt sur cette immense solitude, pour ne pas dire abandon, qu’à ces deux occasions il a puissamment ressentie. Sous sa houlette, les silences montrent alors l’amplitude de leur déclinaison, allant de ceux hérités de traumatismes parentaux qui rongent lentement, à ceux qui bousculent immédiatement, tel celui de ce père qui jusque sur son lit de mort n’a eu aucun mot d’apaisement à l’endroit de son fils.
Partie la plus longue et la plus ample de THE SILENCE, cette section « Autoportrait » se révèle aussi la plus convaincante au regard des segments suivants, « Autofiction », puis « Fiction », où la pièce tend à s’étioler et à entrer dans une logique attrape-tout – du silence dans le couple aux ravages des confinements, en passant par une variation poétique sur le requin du Groenland comme miroir inversé de l’apocalypse mondiale que les non-dits politiques contribuent à aggraver. Malgré cette baisse de régime textuelle, Stanislas Nordey porte haut et avec fierté ce seul en scène de bout en bout. Habité par la complicité et l’amitié qui le lient à Falk Richter, il se fait le porte-voix plutôt que la pâle copie de l’auteur, qui se dépeint avant tout comme un homme et un artiste pétri par le doute, qui questionne davantage qu’il n’assène, qui se livre sans fard dans un exercice compliqué pour lui, et dont il s’échappe par la voie autofictionnelle. Si des silences naissent bien des fêlures, ils peuvent aussi, dans le rejet qu’ils provoquent, être le moteur d’un engagement et d’une rage politiques. Falk Richter en a, ce soir-là, apporté la preuve.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
THE SILENCE
Texte et mise en scène Falk Richter
Traduction Anne Monfort
Avec Stanislas Nordey, et à l’image Falk Richter et Doris Waltraud Richter
Dramaturgie Jens Hillje
Scénographie et costumes Katrin Hoffmann
Vidéo Lion Bischof
Musique Daniel Freitag
Lumière Philippe Berthomé
Collaboratrice artistique de Stanislas Nordey Claire ingrid Cottanceau
Assistanat à la dramaturgie et à la mise en scène Nadja Mattioli
Assistanat à la scénographie et aux costumes Émilie CognardProduction Théâtre National de Strasbourg ; MC93 – Maison de la culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny
Coproduction Maison de la Culture d’AmiensLa pièce THE SILENCE de Falk Richter, traduction Anne Montfort, est représentée par L’Arche – agence théâtrale.
Durée : 1h45
Théâtre National de Strasbourg
du 1er au 8 octobre 2022Bonlieu, Scène nationale d’Annecy
du 12 au 14 octobreMC93 − Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny
du 19 octobre au 6 novembre
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