Aux commandes d’une poétique subtilement subversive, le metteur en scène Théo Mercier transforme un amas de déchets en terrain de jeu amoureux, où la passion, nourrie des échecs passés, pourrait renaître à l’infini.
Qui est-il cet homme juché là, sur ces balles de cannettes en aluminium usagées qui, une fois assemblées, semblent former un mur d’enceinte ? Serait-ce un simple fou, le gardien d’un espace à protéger, un prince déchu ou plutôt le maître d’un lieu qui, habituellement, fait office de repoussoir, mais qui, à y regarder de plus près, peut contenir mille trésors ? Dans son regard, perturbé par un strabisme convergent, comme dans son attitude, mi-animale, mi-enfantine, cet Ali Baba à l’orée de sa caverne a quelque chose de fascinant. Tout à la fois foncièrement occupé et fondamentalement désoeuvré, il paraît attendre qu’un événement se produise, rêver à ce qui, potentiellement, pourrait advenir, au travers d’un langage corporel qui, de manière aussi troublante que paradoxale, trahit simultanément l’espoir et le désespoir. Au milieu de ces canettes qui lui servent de doudous et de décor, l’homme a d’ailleurs planté quelques fleurs, des fleurs en aluminium créées à partir des déchets recyclables qui l’entourent, qu’il contemple, admire, s’offre à lui-même, voire prend dans la bouche, à la manière d’un danseur de tango en pleine opération séduction. Façon, pour Théo Mercier, de faire germer le romantisme là où l’on ne l’attend pas, dans ce jardin d’Eden inversé dont le metteur en scène ne tarde pas à ouvrir les portes.
Car, à l’image de ce jeune chaman qui, dans le premier volet de la série Outremonde, servait de guide aux spectatrices et spectateurs dans un dédale de sculptures de sable, l’homme se transforme soudain en chef de file, capable d’inviter le public de l’autre côté du mur. Là, sous un plafond lumineux qui lui donne l’allure d’un incubateur, s’impose un ring, construit à partir de balles de déchets en carton, autour duquel tout un chacun peut prendre place. De cet amas apparemment stérile, un corps, puis un second émergent, dans une succession de mouvements quasi lascifs, dont la fluidité, qui rappelle la souplesse de la matière carton, tranche avec le côté saccadé, voire mécanique, du prince de l’aluminium, qui ne cesse d’observer cette renaissance. Chez cet homme, devenu grand ordonnateur, cet avènement a l’effet d’une déflagration, de celles qui allument un regard et éclairent un visage, transcendé par ce désir sous-jacent qui, peu à peu, prend vie. Revêtus d’une combinaison en latex couleur chair qui dissimulent leurs corps, mais aussi leurs visages, rendus méconnaissables, ces individus aux contours physiques gémellaires, sans être identiques, commencent alors à s’apprivoiser, à se tourner autour, à s’empoigner, mus par une dynamique d’attraction-répulsion qui tend à les rapprocher et, à intervalles réguliers, les précipite en-deçà de la surface, dans ce berceau souterrain où ils se réfugient, et par lequel ils se font engloutir.
Ce qui se joue chez Théo Mercier, au coeur de cette montagne de déchets où, en théorie, rien ne peut éclore, ce n’est ni plus, ni moins, que la naissance subversive d’une passion, voire d’un amour. Car, à la façon d’amants qui se mettraient à nu à mesure que leurs corps s’enlacent, ces deux êtres en viennent, très progressivement, à se débarrasser de cette peau en latex qui les recouvre de la tête aux pieds. Réduite en lambeaux par la force du désir, elle fait alors penser à cette couche sociale que les sentiments, une fois invités dans la partie, sont capables, dans toute relation, d’annihiler pour redonner à l’autre sa singularité, y compris physique, pour le découvrir tout entier, dans les plis de son corps, comme dans les traits de son visage, pour qu’il s’offre le plus nettement possible, jusqu’à transformer le corps-à-corps en combat, à le faire basculer, une fois l’amour consommé, dans une rupture tristement franche, qui accorde à Skinless l’un de ses moments les plus intenses.
À la lisière de nombreux arts, à la confluence de l’installation plastique, de la danse et du théâtre, Théo Mercier parvient, une nouvelle fois, à transfigurer l’espace grâce à une poétique aussi sensible que renversante, irriguée par un lyrisme homo-érotique encore plus assumé qu’à l’accoutumée. Sous sa houlette métaphorique, sublimée par la performance des comédiens Bruno Senune, Maxime Thébault et Aurélien Vieillard, et rendue envoûtante par la composition musicale de Pierre Desprats, l’agrégat de débris qu’il installe sur le plateau – et qui, dans une démarche éco-responsable, proviennent de la ville où le spectacle se joue et sont réintégrés dans un cycle de recyclage une fois l’exploitation de la pièce terminée – symbolise, tout à la fois, les restes de notre société d’hyper-consommation, où l’amour et les sentiments sont devenus des biens consommables (presque) comme les autres, mais aussi les résidus de nos existences individuelles d’où, malgré les salissures et les blessures, peut renaître une certaine forme de beauté qui, à son tour, pourrait engendrer, sans que cela ne soit une fatalité, d’autres détritus, qui par le truchement du temps, formeraient un terreau des plus fertiles. Comme si, dans le jardin d’Eden inversé imaginé par Théo Mercier, le paradis originel n’était pas perdu, mais bel et bien retrouvé.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Skinless
Conception et mise en scène Théo Mercier
Scénographie Théo Mercier, Florent Jacob, François Boulet
Interprété et créé en collaboration avec Bruno Senune, Maxime Thébault, Aurélien Vieillard
Collaboration artistique et dramaturgique Florent Jacob
Collaboration artistique et chorégraphique Anna Chirescu
Composition sonore Pierre Desprats
Création lumière Théo Mercier, Florent Jacob, François Boulet
Costumes Théo Mercier, Colombe Lauriot Prevost
Costumes en latex Arthur Avellano
Accessoires Étienne Marc
Régie générale François Boulet, Sara Ruiz Marmolejo
Avec la collaboration de l’équipe technique du TNBProduction Good World
Avec le soutien de la Fondation d’entreprise Hermès
Coproduction CNDC – Angers ; Théâtre nationale de Bretagne – Rennes ; Le Quartz, Scène nationale de Brest ; La Villette – Paris ; Le Volcan, Scène nationale du Havre, en partenariat avec Le Portique, Centre régional d’art contemporain du Havre ; Festival d’Automne à Paris ; CCN – Ballet National de Marseille dans le cadre de l’accueil studio / ministère de la Culture
Avec la collaboration de Paprec
Skinless bénéficie de l’aide à la production du ministère de la Culture – DRAC Bretagne.
Avec le soutien de Montévidéo, Centre d’Art et de la Ménagerie de Verre – Paris
Mise à disposition de studio au CND – Centre national de la danseDurée : 55 minutes
Vu en mars 2024 au CNDC d’Angers
La Villette, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
du 21 novembre au 8 décembreLe Volcan, Scène nationale du Havre
les 13 et 14 mars 2025Les Subs, Lyon, dans le cadre du festival Transforme
du 2 au 4 avril
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