Outremonde, The Sleeping Chapter : les ondes magnétiques de Théo Mercier
Dans le dernier volet de son triptyque présenté à la Conciergerie, le plasticien orchestre une fascinante déambulation dans l’antre du sommeil et du rêve où, au milieu de sublimes sculptures de sable, les humains n’ont plus besoin de mots pour se comprendre.
Outremonde est une exploration de l’envers, de ce qu’on ne voit pas ou plus, de cette matière noire qui compose nos villes et nos vies, mais reste indiscernable à l’œil nu. Ce triptyque d’expositions-performances, Théo Mercier a logiquement choisi de l’installer dans la face cachée des bâtiments, dans leur sous-sol et autres soubassements. Après s’est glissé dans les souterrains de la Collection Lambert lors de la 75e édition du Festival d’Avignon et s’être invité au Luma Westbau de Zurich, le plasticien a investi la Conciergerie, et plus précisément la salle des gens d’armes située au rez-de-chaussée de l’ancien palais royal, légèrement en dessous du niveau de la ville. C’est là, sous les voûtes de cet écrin gothique, qu’il a disséminé ces sculptures de sable dont il a désormais le secret. Un choix de matériau qui ne doit rien au hasard tant il est, lui aussi, le symbole d’un envers invisible. « [Le sable] constitue nos villes, nos fenêtres, nos murs ; il est partout et il est nulle part, souligne-t-il. Tout ce qu’il y a de plus solide dans nos vies est fait de sable, sans qu’on puisse s’en saisir. » Élément qui, par essence, file entre les doigts, il est à l’image des sculptures éphémères qu’il compose et qui, bientôt, retourneront à leur état naturel, dans une carrière, après s’être lentement dégradées sous l’effet conjugué de l’air et du temps.
Alors qu’il dessinait, dans son premier volet, un paysage post-apocalyptique parsemé de monuments en ruines, Outremonde offre dans The Sleeping Chapter une descente dans l’antre du sommeil, dans cette temporalité qui, comme aucune autre, accorde un moment à l’abri des regards et échappe à toute marchandisation. Envers nécessaire de la société active qui, s’il tend régulièrement à se dérober, n’en demeure pas moins essentiel à son bon fonctionnement, il se matérialise dans l’exposition imaginée par Théo Mercier par une succession de couches plus ou moins spartiates. Du lit classique au matelas agrémenté d’une simple couverture, du plaid aux cartons empilés, en passant par le matelas à ce point usé et creusé qu’il ressemble à une tombe, la qualité du sommeil s’impose comme un reflet de la condition sociale – le repos étant réservé à ceux qui ont les moyens matériels de le préserver, tandis que les autres se débrouillent avec ce qu’ils ont sous la main, jusqu’à en être parfois largement privés. D’une précision extrême dans leur confection, la plupart des couches semblent avoir été abandonnées précipitamment, comme si le temps s’était figé, comme si une catastrophe avait poussé les êtres humains à déguerpir et transformé leur environnement en une série de vestiges. Chacune des sculptures brille alors de la présence de ces absents sur lesquels, malgré tout, des chiens allongés ne cessent de veiller.
Dans sa version performative, cette exposition se dévoile par touches, au gré de la composition musicale hypnotique de Pierre Desprats. À la suite du premier volet de son triptyque, Théo Mercier orchestre une nouvelle déambulation, conduite par un enfant âgé d’une petite douzaine d’années. D’abord couché au sol, en chien de fusil, au côté d’un homme-animal doté d’une appendice caudale, le garçon ne tarde pas à s’éveiller et à se mettre en mouvement, suivi de près par son fidèle compagnon qui l’observe autant qu’il le protège. Sur sa route, il croise une série de personnes aux comportements erratiques et/ou intrigants : une femme qui s’extrait d’un tas de sable, une autre qui amadoue son chien avec une balle, un homme pendu par les pieds dans une position qui rappelle la douzième lame du tarot de Marseille, et un second avec qui s’engage une lutte au corps-au-corps. Leurs relations avec le garçon, comme le contexte de ces multiples rencontres, sont savamment brouillés, et entremêlés : l’enfant traverse-t-il un rêve ou vit-il son dernier sursaut ? Est-il en proie à un cauchemar ou en marche vers le sommeil éternel ? Est-il le maître du jeu ou soumis aux êtres qu’il rencontre ? Lui sont-ils inconnus ou familiers ? Sont-ils bienveillants ou antagonistes ? Et c’est dans ce flou, dans cet écart savamment entretenu par Théo Mercier que cette performance parvient à captiver, puis à bouleverser.
Entre ces individus, rien n’est dit, mais tout s’entend, rien n’est prononcé, mais tout est compris. Preuve que les regards et les gestes se suffisent à eux-mêmes et en disent, comme c’est le cas parfois, plus long que le langage. En dépit de la distance et du respect qu’impose la forme quasi-cérémoniale, une intimité réelle, profonde, parvient à s’instaurer entre eux, et avec eux, comme si le metteur en scène avait réussi à capter ces ondes magnétiques, ces énergies vivaces, qui connectent les êtres sans qu’ils ne puissent les voir. Au long de ces cinq tableaux, subtilement révélés par la création lumière d’Alexis Coussement et de François Boulet, les performeuses et les performeurs Marie de Corte, Lucie Debay, Grégoire Schaller, Frédéric Tavernini, Maxime Thébault et le jeune Paul Allain – en alternance avec Melvil Fichou Petit – sont d’une présence et d’une intensité rares, capables de servir tout à la fois de guides et de troubles-fêtes, d’effrayer et d’émouvoir, et surtout de décaler le regard. Car, dans ce parcours d’une organicité folle, tout n’est qu’une question de point de vue, d’appréhension et de focale – sur les lieux, les comédiens, les sculptures – qui parvient à transformer le chemin en expérience unique pour chacun.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Outremonde, The Sleeping Chapter
Conception et mise en scène Théo Mercier
Collaboration artistique, sculpture de sable Michela Ciappini, Enguerrand David, Johannes Hogebrink, Agnese Rudzīte-Kirillova
Performeurs et performeuses, collaborateurs et collaboratrices artistiques Marie de Corte, Lucie Debay, Grégoire Schaller, Fréderic Tavernini, Maxime Thébault, et Melvil Fichou Petit en alternance avec Paul Allain
Composition musicale et sonore Pierre Desprats
Création sonore Vanessa Court
Création lumière Alexis Coussement (ACL), Théo Mercier, François Boulet
Ingénieur du son Serge Lacourt
Techniciens lumière Antonin Legrand, Jonathan Toussaint
Assistantes, assistants fabrication des œuvres Célia Boulesteix, Rémi Gaubert, Robinson Guillermet, Mathias Palazzi, Thomas Viers, avec le renfort de Jules Cassignol et Oundene Godefroy
Menuiserie Atelier Cameo
Régisseur général Francois Boulet
Collaboration chorégraphique Steven Michel
Collaboration artistique Florent Jacob
Costumes Colombe Lauriot Prévost, assistée de Célia BoulesteixProduction Centre des monuments nationaux
Production déléguée Studio Théo Mercier et Good World
Avec le soutien de la Fondation d’entreprise Hermès dans le cadre de son programme New Settings et du Fonds de Dotation Vendredi soir
Mise à disposition de studio au CND Centre national de la danse, Pantin
Aide à la production du ministère de la Culture – Drac Bretagne
Avec le soutien de Lafarge et Diot-SiaciThéo Mercier est artiste associé au Théâtre National de Bretagne. Il est représenté par la galerie Mor Charpentier à Paris et par la galerie Casado Santapau à Madrid.
Durée : 1h
La Conciergerie, Centre des monuments nationaux, Paris
Performances du 3 au 11 décembre 2022
Exposition du 14 octobre 2022 au 8 janvier 2023
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !