Pour sa première création en tant que directeur du Théâtre de Lorient, le metteur en scène s’empare de la pièce de Molière et tente vainement d’imposer une dimension comique au lieu d’en révéler la finesse.
« Silence ». Inscrit en lettres rouges en fond de scène, ce mot, sous son apparente simplicité, n’a évidemment rien d’anodin. Dans le monde du Misanthrope, dont Simon Delétang s’empare pour sa première « grande création » en tant que directeur du Théâtre de Lorient, il peut revêtir plusieurs caractères : un ordre, qui reprendrait celui donné par Alceste à Philinte dans la scène 3 de l’acte I – « Point de langage » – ou celui adressé par le même Alceste à Oronte dans l’avant-dernière scène de la pièce – « Il ne faut que poursuivre à garder le silence » ; mais également un conseil avisé qui pourrait, à y regarder de plus près, autant profiter à Célimène qu’à Alceste, tous deux coupables, l’une pour briller aux yeux de la Cour, l’autre par excès de franchise face à Oronte, de succomber aux désirs de ces langues un peu trop bien pendues, qui, in fine, causeront leur perte. À la manière d’un réalisateur de cinéma, Simon Delétang pourrait aussi réclamer ce « silence » au public, non par excès d’autorité, mais pour lui demander de se placer en position d’écoute, lui donner l’occasion d’observer réellement ce qui se joue, et permettre au petit théâtre de la Cour, avec ses risettes de façade et ses bassesses d’arrière-plan, de se mettre en ordre de marche.
Car c’est là, et bien là, que se niche le coeur du réacteur du Misanthrope, son noeud gordien qu’Alceste désirerait plus que tout parvenir à trancher. Avant d’être une variation autour du malaise d’un homme qui, subitement, se serait mis à haïr ses contemporains, la comédie de Molière brosse le portrait d’un monde où la substance serait reléguée derrière l’apparence, où la flatterie aurait remplacé l’esprit, où les faux-semblants auraient à tel point pris le pas sur le reste que l’ensemble des relations, y compris amoureuses, seraient susceptibles d’être corrompues. Dès lors, quand, dès les premiers instants de la pièce, Alceste lance à Philinte, son fidèle ami, « La raison, pour mon bien, veut que je me retire », il dit tout de la menace qui le guette et commence à mettre à mal sa santé mentale. À l’avenant, lorsque, pressé par Oronte de donner un avis sur sa poésie, il déclare, sans autre forme de procès, que son sonnet « est bon à mettre au cabinet », il ne le fait pas par méchanceté gratuite, mais davantage pour essayer de se sauver, en tentant d’exploser un cadre social qui n’aurait rien à envier à un bal masqué, dans lequel il finit par perdre la tête, voire par étouffer. Las pour lui, Le Misanthrope est aussi la chronique d’un milieu qui résiste, qui abat celles et ceux qui tentent de s’en prendre à lui, conscient que les simulacres et autres trompe-l’oeil sociaux font tellement partie de ses fondations que toute remise en cause risquerait de le mettre en péril.
Ce monde devenu théâtre des apparences, Simon Delétang le figure par un décor qui revendique sa théâtralité, où les appartements de Célimène prennent la forme d’un espace mondain, mais quasi souterrain, où des moitiés de chevaux incrustées dans le mur – qui ne sont pas sans rappeler le Kaputt de Maurizio Cattelan – se voient déplacées au fil des actes, comme pour signifier que les écuries (d’Augias ?) ne sont jamais loin. Cette veine, le metteur en scène la travaille aussi dans son appréhension de la pièce de Molière. Au lieu d’ausculter les silences et autres non-dits, il actionne la pédale théâtrale et appuie sans ménagement sur l’accélérateur, jusqu’à mettre son spectacle dans le rouge. D’emblée, la direction qu’il impose à ses actrices et acteurs les pousse à adopter un jeu largement forcé, que la sonorisation, curieusement perceptible, ne fait qu’amplifier. Si cette théâtralisation traduit parfaitement le petit théâtre de la Cour, elle est comme prise à son propre jeu et donne rapidement l’impression de sonner un peu faux, y compris dans le malaise, pourtant réel, de certains des personnages façonnés par Molière. Plutôt que de creuser dans la mécanique dramaturgique du Misanthrope, Simon Delétang semble vouloir la doper artificiellement. Ce faisant, il en gomme les aspérités, l’alourdit plus qu’il ne la propulse et dissimule sa finesse.
Lesté par un phrasé très appuyé, qui paraît souligner et vouloir faire entendre un peu trop clairement chaque fragment important de l’oeuvre, le jeu des comédiennes et des comédiens apparaît alors largement monochrome, incapable de traduire les évolutions des personnages. Surtout, il est redoublé par un passage en force scénique qui entend imposer le comique, faute de le dénicher à l’intérieur du texte. Des grondements sonores qui sous-tendent les moments clefs aux fantaisies de plus ou moins bon goût – à l’image de ces cuvettes de WC qui, au choix, servent de sièges aux invités, sont (faussement) utilisées comme des instruments ou actionnées pour envoyer les paroles des uns et des autres dans ces cabinets où Alceste destine le sonnet d’Oronte –, en passant par le passage figé sur le Satisfaction de Benny Benassi, Simon Delétang paraît éloigné de l’élégance qu’il avait su déployer dans ses précédents spectacles. En dépit du bain de romantisme discutable dans lequel il plonge la pièce – et auquel le tableau final, inspiré du Voyageur contemplant une mer de nuages de Caspar David Friedrich, renvoie de façon un peu trop criante, malgré son esthétique séduisante –, reste alors sa vision de Célimène et d’Alceste, respectivement transformés en femme forte et en homme qui, loin d’être exempt de tout reproche, ne génère aucune compassion, mais il en faudrait plus, bien plus, pour donner au Misanthrope toute l’ampleur qu’il mérite.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Le Misanthrope
Texte Molière
Mise en scène et scénographie Simon Delétang
Avec Gaël Baron, Julien Chavrial, Romain Gillot, Fabrice Lebert, Déborah Marique, Pauline Moulène, Leïla Muse, Yanis Skouta, Thibault Vinçon
Lumière Mathilde Chamoux
Son Nicolas Lespagnol-Rizzi
Costumes Charlotte Gillard
Assistanat à la mise en scène Fabrice Lebert
Collaboration à la scénographie Adèle Collé
Construction du décor composé à partir de 80% de décor recyclé à l’atelier du Grand TProduction Théâtre de Lorient – CDN
Coproduction Les Célestins, Théâtre de Lyon
Avec le soutien du Grand T, Théâtre de Loire-AtlantiqueDurée : 2h
Théâtre de Lorient – CDN
du 9 au 15 octobre 2024La Passerelle, Scène nationale de Saint-Brieuc
les 5 et 6 mars 2025Comédie de Valence, Centre dramatique national Drôme-Ardèche
les 12 et 13 marsComédie de Colmar, Centre dramatique national Grand Est Alsace
du 26 au 28 marsLe Théâtre, Scène nationale de Saint-Nazaire
les 23 et 24 avrilMC2: Maison de la Culture de Grenoble – Scène nationale
du 14 au 16 maiLes Célestins, Théâtre de Lyon
au printemps 2026
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