Dans Comédie / Wry smile Dry sob, recréée en français à l’occasion du Festival d’Automne, Silvia Costa pénètre à sa manière très visuelle, symbolique, dans l’univers Samuel Beckett. Avec une partie centrée sur le verbe, une autre sur le corps, cette pièce est aussi fidèle à l’esprit de l’auteur que plein des énigmes dont l’artiste italienne a le secret.
Après un Poil de carotte (2016) qui plongeait le jeune public dans un monde d’images et de sensations, puis une adaptation des Dialogues de Leucò de Cesare Pavese sous la forme d’un rituel théâtral où l’antique côtoyait l’actuel et où l’humain frayait avec le divin, Silvia Costa est de retour au Festival d’Automne. En décembre dernier, elle y présentait sa nouvelle création, La Femme au marteau, inspiré cette fois non pas d’une œuvre littéraire ou théâtrale mais musicale : celle de la compositrice russe Galina Ustvolskaja (1919-2006), unique élève de Dimitri Chostakovitch. On la retrouve en ce mois de janvier avec la recréation en français d’une pièce créée il y a quelques années en allemand, Comédie / Wry smile Dry sob. Encore une fois, la metteure en scène et scénographe italienne, souvent également interprète dans ses propres pièces, part d’une œuvre existante – la pièce Comédie de Samuel Beckett – pour construire un paysage singulier. Dans cette pièce en deux parties, l’une centrée sur le texte et l’autre sur le corps, Silvia Costa réussit à combiner fidélité à l’exigeante partition beckettienne tout en développant son propre univers, à la croisée des disciplines.
Chez Samuel Beckett, l’artiste italienne trouve ce dont elle a besoin pour créer ses partitions qui se donnent à lire telles des énigmes, dont la résolution n’est jamais donnée une fois pour toutes : de l’étrange, ainsi qu’une remise en question des conventions esthétiques autant que sociales. C’est du moins ce qui, d’un coup d’œil rapide, peut nous apparaître comme les dénominateurs communs des œuvres très différentes qu’a jusque-là explorées par Silvia Costa. Écrit en 1963 pour le théâtre, adapté aussi l’année suivante par l’auteur lui-même et le cinéaste Marin Karmitz sous la forme d’un court métrage expérimental en noir et blanc qui vaut le coup d’oeil – Delphine Seyrig, Eleonor Hirt et Michael Londasle y apparaissent méconnaissables, maquillés à outrance –, cette pièce présente dans sa structure une faille dans laquelle s’engouffre avec bonheur Silvia Costa. Conçue pour être jouée deux fois à la suite, la partition pour trois personnages ressassant post-mortem l’histoire amoureuse qui les a unis puis déchirés comporte en effet un espace où bien des interprétations sont possibles.
À l’exception des jarres dans lesquelles Samuel Beckett exige que soient plongés les corps des comédiens, la première partie de Comédie / Wry smile Dry sob respecte à la lettre les nombreuses et très précises didascalies de l’auteur qui maniait le langage avec la plus grande ironie. Les trois acteurs de la pièce – Clémentine Baert, Jonathan Genet et Carine Goron – y sont des visages sans corps. Et encore, des visages qui n’apparaissent que par intermittence, au gré d’une lumière capricieuse, prompte à ramener au néant ce qu’elle vient d’en sortir. On peut se douter que c’est depuis l’au-delà qu’ils parlent, qu’ils se tourmentent comme ils le faisaient lorsqu’ils étaient en vie. À la différence qu’entre les différents épisodes de leur histoire, qui se conclut par la fuite de l’homme incapable de choisir entre femme et maîtresse, ils ne sont plus capables d’assurer les liaisons. Les paroles s’emmêlent, s’entrechoquent comme le feraient des êtres égarés un labyrinthe, au point de ne plus raconter rien d’autre que leur mélange lui-même, et leur incapacité à échapper aux codes sociaux et langagiers en vigueur.
Dans cette prison, cet éternel recommencement, Silvia Costa trouve sa liberté en s’arrangeant avec la répétition imposée par Beckett. Après quelques secondes de pause, nous ne retrouvons pas en effet les têtes sans corps qui ont regagné leur pénombre sans nous délivrer le fin mot de leur histoire, mais des hommes et des femmes tout entiers. Non moins bizarres toutefois que les premiers. Au lieu de leurs paroles, ce sont les gestes de Clémentine Baert, Jonathan Genet et Carine Goron qui sont maintenant déréglés. Chacun de son côté ou par deux ou trois, ils se livrent à de petits rituels que l’on s’imagine pleins des symboles qu’aime à manier Silvia Costa. L’une, chaussée d’un unique escarpin – chaque détail semble porteur de sens – entasse très lentement sur un lit des couvertures, tandis qu’une autre, au même rythme, punaise des photos sur l’un des meubles entassés au milieu du plateau. L’arrivée sur scène de l’homme déclenche quelques étreintes, dont l’étrangeté est redoublée par la présence rampante de trois femmes au visage masqué (Clémence Boucon, Flora Gaudin, Garance Silve).
Dans le contraste entre ce tableau vivant à la beauté énigmatique et la première partie du spectacle, Silvia Costa donne à approcher son propre geste de création. Comme on offre un cadeau dont l’emballage ne trahit pas la nature, elle nous invite à remplir le noir central de Comédie / Wry smile Dry sob. On avance à tâtons dans cette tâche, mais avec une joie qui peut être mature, enfantine, ou plutôt quelque part entre les deux. Car c’est en grande partie de ses interstices que cette pièce de Silvia Costa tire sa force.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Comédie / Wry smile Dry sob
Comédie
Scénographie, mise en scène et chorégraphie, Silvia CostaTexte, Comédie de Samuel Beckett (publié aux Éditions de Minuit en France, 1966)
Avec Clémentine Baert, Jonathan Genet, Carine Goron
Wry smile dry sob
Scénographie, mise en scène, chorégraphie et texte, Silvia Costa
Avec Clémentine Baert, Jonathan Genet, Carine Goron, Clémence Boucon, Flora Gaudin, Garance Silve
Composition musicale, Nicola RattiCollaboration artistique, Rosabel Huguet Duenas
Costumes, Laura Dondoli
Collaboration artistique, Rosabel Huguet Dueñas
Dramaturgie, Stephanie Gräve, Marek Kedzierski
Collaboration au décor, Maroussia Väes
Construction décor, Vorarlberger Landestheater, Bregenz (Autriche)
Les Spectacles vivants – Centre Pompidou et le Festival d’Automne à Paris sont coproducteurs de ce spectacle et le présentent en coréalisation.
Production de la version initiale allemande Vorarlberger Landestheater (Bregenz)
Production de la version française La Comédie de Valence, centre dramatique national Drôme-Ardèche ; Théâtre Garonne – scène européenne (Toulouse) ; Les Spectacles vivants – Centre Pompidou (Paris) ; Festival d’Automne à Paris
Coréalisation Les Spectacles vivants – Centre Pompidou (Paris) ; Festival d’Automne à Paris
Avec le soutien du Fonds d’insertion de L’éstba financé par la Région Nouvelle-Aquitaine
Remerciements pour la mise à disposition de studios Théâtre du Rond-Point (Paris), Odéon-Théâtre de l’Europe (Paris), CND Centre national de la danse (Pantin)
Avec le soutien de King’s FountainDurée : 50 mins
Centre Pompidou – Dans le cadre du Festival d’Automne
Du 6 au 9 janvier 2022
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