Au Cloître des Célestins, la chorégraphe orchestre une succession de deux solos où, à travers les corps d’Adeline Kerry Cruz et d’Audrey Merilus, le krump et la danse contemporaine se toisent, se confrontent et se répondent pour interroger, de façon aussi intense que sublime, leur héritage commun et leurs divergences.
Il faut la voir cette détermination, dans le corps, puis dans le regard. Du haut de ses huit ans, casquette vissée sur la tête, visage dans la pénombre, Adeline Kerry Cruz surgit sur le plateau du Cloître des Célestins avec l’assurance de celles qui en ont vu et, surtout, de celles qui en veulent encore. Comme si elle venait du fond des âges, ou de ce Futur proche cher à Jan Martens, la jeune fille prend place au milieu d’un rectangle de lumière qui délimite son espace vital, à mi-chemin entre les deux platanes qui structurent l’endroit. Bientôt, la musique de Chloé Thévenin retentit. Pétrie de beats qui feraient s’animer n’importe quel corps, elle semble traverser de part en part celui d’Adeline Kerry Cruz. Originaire de Montréal, la fillette s’empare alors d’un langage chorégraphique, le krump, né dans le ghetto de Los Angeles au début des années 2000.
Alimentée par la rage de vivre et de vaincre, cette danse urbaine en forme d’exutoire fascine par sa gestuelle saccadée et dans sa façon de métamorphoser les traits du visage et d’allumer le fond des yeux. Sous ses airs d’angelot sans défense, Adeline Kerry Cruz déploie toute sa force, et se montre capable d’habiter, sans mal, l’ensemble du plateau. Dotée d’une présence scénique à faire blêmir nombre d’adultes, elle soutient le regard de ceux qui la scrutent, et repoussent les limites de l’espace qui lui était dévolu, avant de prendre totalement le contrôle des magnifiques lumières d’Eric Soyer comme de la musique de Chloé Thévenin. Rejointe par son mentor Jr Maddripp, jusqu’ici sagement assis dans le public, elle s’impose, face à cette armoire à glace, comme l’incontestable patronne des lieux. Entre eux, s’orchestre un magnifique pas de deux, où la rivalité se mêle à la transmission, à l’adoubement, au passage de flambeau. Car c’est bien cette logique d’héritage que Maud Le Pladec chercher à interroger, et à révéler, à travers son sublime Silent Legacy, qui illumine la fin de ce 76e Festival d’Avignon.
Familière de ce territoire à la confluence de la sociologie du genre, de l’héritage et de la culture de la danse, qu’elle avait déjà sondé, notamment, dans Moto-Cross, puis dans counting stars with you, la chorégraphe et directrice du CCN d’Orléans convoque bientôt Audrey Merilus pour succéder à Adeline Kerry Cruz. Double inversé de la jeune fille, avec qui elle joue en miroir autant qu’à front renversé, la danseuse contemporaine surgit sans crier gare, telle une ombre de chair et d’os, un prolongement naturel venu d’un lointain passé. En prenant le relais de la jeune prodige du krump, Audrey Merilus, qui a, notamment, été formée chez Anne Teresa de Keersmaeker, remonte le fil de leurs racines communes. D’une génération l’autre, subsistent une même détermination à enflammer le plateau, une même rage de le croquer à pleines dents et une même urgence de se laisser posséder par la danse, érigée en mode de vie.
Sauf que, au gré de la composition musicale plus minimaliste de Chloé Thévenin, entrecoupés de silences et d’éclats de voix, la danseuse contemporaine emprunte, à son tour, une voie singulière. Fondée sur une discipline à toute épreuve et un langage plus cérébral qu’instinctif, sa gestuelle se fait beaucoup plus fluide que celle de sa prédécesseur, avant de rejoindre, dans les dernières encablures, une série de mouvements plus saccadés. Le coup de maître de Maud Le Pladec, qui a su profiter du magnifique écrin du Cloître des Célestins, s’impose alors dans toute sa justesse, et toute sa puissance : au-delà du legs chorégraphique qu’elle interroge, elle analyse aussi les voies et moyens à disposition des interprètes pour creuser leur propre sillon, comme si le futur avait su influer sur le passé, à l’instar de ce qui se produit en littérature, et délivrer un uppercut qui, pour longtemps, restera dans nos mémoires.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Silent Legacy
Conception Maud Le Pladec
Avec Adeline Kerry Cruz, Audrey Merilus
Chorégraphie solo Adeline Kerry Cruz : Maud Le Pladec et Jr Maddripp
Chorégraphie solo Audrey Merilus : Maud Le Pladec et Audrey Merilus
Musique Chloé Thévenin
Scénographie et lumière Éric Soyer
Costumes Christelle Kocher assistée de Marion Régnier
Assistanat à la chorégraphie Régis Badel
Travail vocal et dramaturgie musicale Dalila Khatir et Pere JouProduction Centre chorégraphique national d’Orléans
Coproduction Festival d’Avignon, Parbleux Centre culturel canadien à Montréal, Chaillot Théâtre national de la Danse (Paris) avec le soutien de Dance Reflections par Van Cleef & Arpels, Comédie de Clermont-Ferrand Scène nationale, le Carreau Scène nationale de Forbach et de l’Est mosellan, la Scène nationale d’Orléans, Les Halles de Schaerbeek (Belgique), Fontenay-en-Scènes (Fontenay-sous-Bois), le Gymnase CDCN Roubaix Hauts-de-France.
Résidences Centre chorégraphique national d’Orléans, Théâtre d’Orléans en collaboration avec la Scène nationale d’Orléans, Parbleux Centre culturel canadien à MontréalLe Centre chorégraphique national d’Orléans est soutenu par le Ministère de la Culture Drac Centre-Val de Loire, Ville d’Orléans, Région Centre-Val de Loire, Conseil départemental du Loiret. Il reçoit l’aide de l’Institut français, Ministère des Affaires étrangères pour ses tournées à l’étranger.
Durée : 50 minutes
Vu au Festival d’Avignon 2022
23 et 24 janvier 2025
CCAM / Scène nationale, Vandoeuvre-lès-Nancy28 et 29 janvier
Le Carreau du Temple, Paris30 janvier 2025
La Fondation groupe EDF, Paris1 et 2 février
Kaserne Basel (CH)14 et 15 février
Harbourfront Centre, Toronto (CA)du 20 au 22 février
National Arts Centre, Ottawa (CA)du mardi 25 février
au samedi 1 mars 2025
Danse Danse, Montréal (CA)
Silent Legacy, Maud Le Pladec feat. Jr Maddripp
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