Armée d’un texte signé par Sigrid Carré-Lecointre, la jeune metteuse en scène met sur pied un cabaret miniature qui, avec une dose calculée d’humour, réhabilite le soin apporté aux corps souffrants.
Le monde du théâtre les appelle des « espaces non dédiés ». Derrière ce terme froid et jargonnant, se cachent des salles de classe, des Ehpad, des salles des fêtes ou des appartements, qui, le temps d’un après-midi ou d’une soirée, accueillent des spectacles dans un format spécialement conçu pour eux. En ce soir de février, c’est au sein d’un foyer logement, la Résidence autonomie Paul et Noémie Froment de Vitry-sur-Seine, que Si Vénus avait su se produit. Il ne s’agit pas d’une maison de retraite, avec son lot de services médicalisés, mais bien d’un lieu d’habitation dédié aux seniors, où des personnes âgées dites « autonomes » se regroupent pour profiter, le plus souvent, de prestations adaptées et d’un surplus de sociabilité. En ce soir de février, donc, le public venu assister au spectacle conçu par Margaux Eskenazi et Sigrid Carré-Lecointre est bigarré. S’y trouvent quelques habitants de la résidence, évidemment, mais aussi des élèves d’une même classe et certains spectateurs, plus ou moins occasionnels, du Théâtre Jean-Vilar de Vitry-sur-Seine qui, avant Les Gémeaux, l’Espace Culturel André Malraux du Kremlin-Bicêtre, Les Transversales, le Théâtre Victor-Hugo de Bagneux et le Théâtre de Sartrouville et des Yvelines, accompagne la pièce dans son itinérance. Parmi eux, se découvrent, dans le temps d’échange avec l’équipe artistique qui suit la représentation, des observatrices qui, directement ou par la bande, en savent plus long que d’autres sur la socio-esthétique, cette pratique qui permet à des personnes souffrantes ou fragilisées de profiter de soins de bien-être et de beauté. Pour l’avoir expérimenté, ou en avoir été privées, elles savent à quel point il est important de s’occuper de son apparence, de réapprivoiser son corps altéré par la maladie pour préserver son image, restaurer sa confiance en soi et traverser cette épreuve avec le plus de dignité possible.
Pour construire ce spectacle en terrain très sensible et intime, Margaux Eskenazi et Sigrid Carré-Lecointre sont, pendant un an, allées à la rencontre d’une multitude de témoins : des professionnelles de ce domaine méconnu, et peu reconnu, même si, au long de ses près de 50 ans d’existence, il a su prouver son caractère essentiel ; des malades, en particulier victimes de cancers du sein ; des structures, comme les Ehpad ou les centres d’hébergement d’urgence, qui pour certaines proposent ces soins aux personnes qu’elles accueillent. À partir de ces entretiens, la metteuse en scène et l’autrice n’ont pas choisi de bâtir un théâtre purement documentaire, mais plutôt une proposition artistique qui prend ses racines dans le réel, dans le vécu, dans le récit des existences, et accouche d’une galaxie de personnages. Autour d’Eulalie, une socio-esthéticienne qui vit son métier comme un sacerdoce, se croisent l’Homme-Oiseau, résident dans une maison de retraite, et Nadia, une femme atteinte d’un cancer du sein qui peut compter sur le soutien sans faille de son mari, Ezra, mais également Sophie, socio-esthéticienne en service de réanimation, Lucie, une thanatopractrice qui s’occupe aussi des vivants, Joe, le patron de Nadia qui, tout en s’enorgueillissant de participer à Octobre Rose, malmène son employé en mi-temps thérapeutique, ou encore Vénus mi-déesse, mi-jeune femme, qui entretient une relation difficile avec son propre corps. Plus qu’à une galerie de portraits dûment dessinés, Margaux Eskenazi et Sigrid Carré-Lecointre donnent alors vie à une farandole de destins, tous liés par un même rapport complexe, quoique divers, au corps. Cette enveloppe, souvent altérée, parfois mutilée, toutes et tous vont, d’une façon ou d’une autre, devoir la réhabiliter et réapprendre à l’aimer en interrogeant, en chemin, les injonctions sociales qui pèsent sur leurs épaules.
Ce canevas textuel plus spécifiquement tricoté par Sigrid Carré-Lecointre, Margaux Eskenazi lui donne l’allure d’une revue, d’un cabaret en miniature, dopé à l’humour et doté d’un côté un brin farfelu, à l’image de cette émission, animée par deux ersatz de clowns, qui revient telle une antienne. Derrière le rideau bleu de ce petit théâtre mobile, où ils apparaissent et disparaissent dans les costumes à haute teneur créative de Sarah Lazaro, les personnages ont l’allure de créatures qui enchaînent les mini-scènes à la vitesse de l’éclair, et il faut du temps pour que, telles les différentes pièces d’un puzzle, les multiples morceaux s’imbriquent et tendent, peu à peu, à former une fresque homogène. Si quelques moments sont sans doute plus faibles que d’autres, si certaines situations apparaissent plus survolées qu’approfondies, malgré les 1h30 de spectacle, il se dégage de Si Vénus avait su une belle âme et une grande sincérité, y compris dans le jeu des deux comédiens, Dana Fiaque et Laurent Deve – respectivement en alternance avec Chloé Bonifay et Eric Caruso –, qui cultivent leur proximité naturelle avec le public, l’amplifient et n’hésitent pas à le prendre à partie. Avec une légèreté habilement calculée qui permet d’éviter d’ajouter du pathos à des situations déjà dramatiques, Margaux Eskenazi et Sigrid Carré-Lecointre parviennent à traiter ce sujet en or avec la plus grande des délicatesses. Au sortir, les spectatrices, parfois émues aux larmes, leur en sont gré. Grâce à elles, et à leur « pièce thérapeutique », selon les doux mots d’un spectateur, elles ont retrouvé une part de leur histoire, et ont obtenu la preuve qu’elles n’étaient pas seules dans leur combat.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Si Vénus avait su
Mise en scène et conception Margaux Eskenazi
Écriture et conception Sigrid Carré-Lecoindre
Collaboration à la mise en scène Chloé Bonifay
Avec Eric Caruso ou Laurent Deve, Chloé Bonifay ou Dana Fiaque, et les voix de Armelle Abibou, Sigrid Carré-Lecoindre, Eric Caruso, Agathe de Courcy, Laurent Deve, Margaux Eskenazi, Angélique Mahé, Antoine Prost et Siloë Saint-Pierre
Espace Julie Boillot-Savarin
Son Antoine Prost
Lumières Marine Flores
Costumes Sarah Lazaro
Assistante costumes Mélody Cheyrou
Régie générale Thomas Mousseau-Fernandez
Collaboration à la mise en scène en tournée Sigrid Carré- Lecoindre, Morgane Lory, Tiphaine Rabaud-Fournier
Stagiaire assistante mise en scène Siloë Saint-Pierre
Coach vocal Agathe de Courcy
Coach corps et mouvements Sonia Al KhadirProduction La Compagnie Nova
Coproduction La Poudrerie, théâtre des habitants – Scène conventionnée Art en territoire de Sevran ; Théâtre de Sartrouville et des Yvelines – Centre dramatique national ; Les Gémeaux – Scène Nationale de Sceaux ; Transversales – Scène conventionnée pour les arts du cirque de Verdun ; Théâtre du fil de l’eau – Pantin ; Département de la Seine Saint-Denis ; Théâtre Jean-Vilar – Vitry-sur-Seine ; Espace Culturel André Malraux – Le Kremlin-Bicêtre ; La rose des vents – Scène nationale Lille Métropole – Villeneuve d’Ascq ; Théâtre Nationale Populaire – Villeurbanne
Avec le soutien du Théâtre de la Cité internationaleDurée : 1h30
Du 2 au 30 décembre 2024
Théâtre de Belleville, Paris
Lun. à 21h15, Mar. à 19h
et Dim. à 15h
relâche le 24 décembreLes 9 et 10 janvier 2025 en itinérance
Houdremont – Centre Culturel de La CourneuveDu 22 au 25 janvier 2025
Salle Masqueliez avec La Rose des Vents – Villeneuve-d’AscqAu printemps 2025
en itinérance dans le cadre des Belles Sorties de Lille avec La Rose des Vents – Villeneuve-d’Ascq
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