Avec l’aide de son fidèle complice Jonathan Drillet, la comédienne s’approprie avec brio le film culte de Paul Verhoeven et s’adonne à un numéro drôle-amer qui cloue au pilori la violence perverse des hommes.
Showgirls fait partie de ces films revenus d’entre les morts. À sa sortie, en 1995, le long-métrage de Paul Verhoeven est boudé par le public et étrillé par la critique. Avec ses 20 millions de dollars de recettes au box-office américain pour un budget de production de 45 millions, le film passe pour l’un des pires navets de l’histoire récente du cinéma et remporte une flopée de Razzie Awards, ceux du « pire film », du « pire réalisateur », du « pire scénario », du « pire couple à l’écran », de la « pire bande originale », de la « pire actrice » et de la « pire révélation » pour Elizabeth Berkley. Alors qu’elle se rêvait déjà en Sharon Stone, dont la carrière avait explosé grâce aux deux précédents films de Verhoeven, Total Recall et Basic Instinct, la jeune femme est clouée au pilori, trainée dans la boue et accusée de tous les maux, notamment celui d’en faire trop. Rapidement abandonnée par son agent de l’époque, elle voit sa carrière tuée dans l’oeuf et ne jouera, par la suite, au cinéma, que dans des productions de seconde zone. Il faut alors attendre le tournant des années 2000, et une flambée de ses ventes en vidéo et DVD, jusqu’à atteindre les 100 millions de dollars de recettes, pour que Showgirls remonte la pente et passe du statut de « navet » à celui de « film culte ». Réhabilité par la contre-culture, et notamment par les drag-queens lors de « projections de minuit » organisées dans l’East Village, le long-métrage retrouve grâce aux yeux de la critique et fédère, comme d’autres, un petit club d’aficionados, dont Marlène Saldana et Jonathan Drillet font partie.
Aux commandes de leur compagnie The United Patriotic Squadrons of Blessed Diana, les deux compères détonnent toujours avec leurs propositions iconoclastes et inclassables – Dormir Sommeil Profond, L’Aube d’une Odyssée ; Fuyons sous la spirale de l’escalier profond ; Le Sacre du Printemps arabe ; 22 castors front contre front – à la lisière de plusieurs arts, où, sous la performance aux accents doux-dingues, se cache une réflexion politique, artistique et/ou sociétale beaucoup plus profonde qu’il n’y paraît. En débarrassant le film de Paul Verhoeven de son « s » final, Marlène Saldana et Jonathan Drillet l’utilisent comme un habile tremplin pour aller y voir de plus près et, en même temps, se projeter un peu plus loin. Si, la truculente scénographie en carton-pâte de Sophie Perez faisant foi, tout se passe bel et bien à Las Vegas, le tandem ne se contente pas de suivre les traces de Nomi Malone et de faire ressortir la dimension sociale de la trajectoire de cette jeune femme qui, en débarquant dans la bien-surnommée « ville du pêché », voit ses rêves de gloire et de danse volés en éclats, percutés par la perversion des hommes qui la prennent, comme toutes les filles autour d’elle, pour un bout de viande, un simple corps, dont il serait évidemment aisé de faire son affaire contre quelques billets verts.
À travers leur prisme, et leur lecture, le personnage de Nomi Malone est diffracté et apparaît, au plateau, sous plusieurs facettes. Actrice d’un show comme on n’en fait plus, la créature qui s’ébat sous nos yeux est, tout à la fois, la figure principale du film de Verhoeven, la comédienne Elizabeth Berkley, mais aussi Marlène Saldana elle-même qui se permet quelques apartés avec son assistant, Jonathan Drillet, surnommé Murray. Dans un flou calculé et puissant, le tour de piste, et de chant, se transforme alors en charge frontale contre le patriarcat et contre cette violence masculine qui, directement ou par la bande, détruit les femmes. Furieusement d’actualité, alors qu’il a été créé il y a plus de deux ans et demi dans le cadre de la Bâtie – Festival de Genève, il emprunte la voie tracée – et incomprise à l’époque – par Verhoeven. En faisant déborder le plateau de vulgarité, de mauvais goût, de paroles crues et d’allusions sexuelles, il génère un trop-plein qui, s’il peut un temps faire rire, provoque rapidement le plus profond dégoût. Partie jeune femme tirée à quatre épingles, Marlène Saldana se désagrège à mesure que la pièce avance et ne tarde pas à afficher un visage défait, ravagé par la bassesse des hommes, où les faux cils des débuts cèdent finalement leur place à un rouge à lèvres dégoulinant et barbouillé à gros traits. Révélateur des bas-fonds de Las Vegas, ce Showgirl-là l’est aussi d’une certaine cruauté du milieu du cinéma, où les femmes sont objectifiées, volontiers mises à nu et responsables, quand les choses tournent mal, de tous les maux, à l’image d’Elizabeth Berkley, vouée aux gémonies, alors qu’elle n’avait fait que suivre les indications de son réalisateur qui lui intimait l’ordre de s’inspirer du mode de jeu expressionniste du Ivan le Terrible d’Eisenstein.
Un substrat bien sombre qui tranche avec l’esthétique baroco-queer déployée par Jonathan Drillet et Marlène Saldana, comme creuset, au-delà de leurs saillies directes, de leur ironie mordante. Dopée par la musique et les paroles de la géniale Rebeka Warrior, la comédienne prouve, une nouvelle fois, qu’elle sait tout faire. Actrice hors pair, capable d’une entrée en matière aussi drôle qu’amère dans la peau d’un producteur libidineux, elle manie aussi bien l’art de la rupture que le chant et la danse qui la métamorphosent en show-woman. Rendue iconique par les costumes de Jean-Biche, elle fait de Jonathan Drillet son sparring-partner, d’abord technicien avant de devenir complice. Gorgée de références à Verhoeven, y compris ses aplats de couleurs flashy que, selon les mots de Marlène Saldana, « il nous jette à la gueule », la performance prend l’allure d’une manie dansante où, malgré l’horreur, tout se chante, tout se danse, jusqu’à l’épuisement des corps et des coeurs. À propos de Showgirls, Jacques Rivette déclarait, en 1998, dans Les Inrockuptibles : « Comme tous les films de Verhoeven, Showgirls est très déplaisant : il s’agit de survivre dans un monde peuplé d’ordures, voilà sa philosophie ». Espérons que les propositions théâtrales de la trempe de celle de Marlène Saldana et Jonathan Drillet, alliées au mouvement de libération de la parole, permettent à ce monde-là de prendre, définitivement, un autre tournant.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Showgirl
Conception, texte et interprétation Jonathan Drillet, Marlène Saldana
Librement inspiré de Showgirls de Paul Verhoeven (1995)
Création musicale Rebeka Warrior
Mix Krikor
Conseil chorégraphique Mai Ishiwata
Scénographie Sophie Perez
Sculpture Daniel Mestanza
Création costumes, maquillage et perruques Jean-Biche
Lumières Fabrice Ollivier
Son Guillaume Olmeta
Assistant Robin Causse
Régie générale François Aubry dit MoustacheProduction déléguée The United Patriotic Squadrons of Blessed Diana
Coproduction Nanterre Amandiers – Centre dramatique national ; Centre Chorégraphique National de Caen en Normandie ; Comédie de Caen – Centre dramatique national de Normandie ; Charleroi Danse, Théâtre Saint-Gervais Genève ; Les SUBS (Lyon) ; La rose des vents – Scène nationale Lille métropole Villeneuve d’Ascq ; TAP – Scène nationale de Poitiers ; La Comédie de ReimsDurée : 1h25
Théâtre de la Bastille, Paris
du 26 février au 9 mars 2024CDN Besançon Franche Comté
du 12 au 14 marsLe Quartz, Scène nationale de Brest
du 17 au 19 avril
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